Précédemment

6 juin 1964 Odette avait 22 ans et commençait la plus belle année de sa vie.

La boutique tournait toujours très bien et la jeune femme avait fait quelques petites économies pour pouvoir louer une chambre avec un piano à Avranches en Normandie où Enguerrand et son groupe devaient jouer pour les 20 ans du débarquement.

Devant le cimetière américain d'Omaha, une foule est assise. Militaire pompeux, anciens combattants et civiles se mêlent alors que le philharmonique du faubourg Saint Denis joue The stars an stripes forever

Ennuyée par les interminables discours de gradés trop jeune ou trop haut placés pour avoir fait le débarquement, Odette accueilli la musique avec soulagement.

Enfin ! Bon c'est du militaire mais ça reste harmonieux. Vas y mon chéri montre leur!

À vrai dire le morceau ne laissait pas vraiment la place au cor, mais elle n'avait d'yeux que pour son sucre d'orge au deuxième rang, les joues gonflés et le regard fixé sur sa partition.


Non mais c'était quoi ce discours de vieux nostalgique qu'il nous a fait le préfet ? À croire qu'il veut renfiler son uniforme et retourner taper du nazi!


Tu as vu l'allusion à la "tsar bomba" ? Les gens ont oublié que les russes étaient du bon côté en 40...

Je suis vanné! Viens on saute la collation et on va manger un truc à l'hôtel. Marre de faire des courbettes a la porcelaine de l'armée

Odette jeta un regard amusé et interrogateur

La porcelaine ?

Ben oui!

Enguerrand avait son sourire annonciateur de farce. Avec son étui de corps sous le bras sa moustache et sa taille de guêpe... C'est fou comme elle pouvait apprécier ce sourire de canaille.

Les vieux officiers c'est un peu de la porcelaine. C'est vieux ça sert plus à grand-chose ça brille de dorure de partout ça coûte une blinde et ça prend la poussière dans un coin.

Odette éclata de rire et tenta de se contenir en passant devant un vieil amiral ridé.

T'es bête ! Tu as raison allons à la chambre.

Une instillante pensée traversa l'esprit de la jeune femme. Le genre de pensée qui revient sans cesse pour gâcher un si bon moment. Un jour il faudra lui dire. Pourquoi pas aujourd'hui ? Mais comment ?

Arrivé à l'hôtel la décision était prise.

Après un repas frugale compensée par une heure de câlins blottis l'un contre l'autre, Odette se redressa avec un sourire. Les cheveux noirs en bataille, les lunettes de travers.

Tu joue pour moi ?

Poussin j'ai joué toute la matinée...

S'il te plaiiiiiit!

Devant le refus, Odette eu la réaction la plus adulte possible. Faire céder par les chatouilles. Elle parvint au bout de quelques secondes à obtenir un Enguerrand hilare et consentant. Il se leva en simple maillot de corps et parti ouvrir son étui.

Bon je joue quoi ? Je joue qui ?

Odette se redressa sur le lit elle attrapa du bout des ongles le recueil de partitions, faisant tinter ses bracelet en faux nacre.

Concerto pour cor numéro 3 de Mozart. Le solo du premier corniste dans la partie allegro.

Enguerrand attrapa la partition à la volé et la survola des yeux.

Il est terriblement frustrant ! quand j'arrive au bout l'orchestre est censé rebondir et je me retrouve tout seul comme une andouille...

Sa phrase se perdit dans le regard de chien battu et la mine boudeuse de sa moitié.

Bon d'accord...

Merci mon cœuuur ! Roucoula elle d'une voix chantante.

Durant le solo, roulant et bondissant comme un calme ruisseau sur des galets, Odette fixa son petit morceau de bonheur. Avait elle raison de lui accorder sa confiance ? Depuis ses 15 ans personne n'avait été mise au courant de son pouvoir. La déflagration sonore qui avait poussé les voisins de la petite maison en briques de son enfance à appeler la police n'était autre que la manifestation de son pouvoir. Ses parents l'avait cachés chez un autre voisin, mage et de confiance. Le lendemain la maison brûlait et ses parents étaient perdu à jamais.

Odette serra un poing. Si elle ne pouvait en parler à lui elle ne pouvait à personne d'autre. Au moment du tremolo final, Odette déchaîna l'orchestre. Les violons et altos en allegro con fuoco firent sursauter le jeune homme qui regarda autour de lui éberlué. Sur les notes finales, un éclair de lucidité traversa son regard qu'il tourna vers Odette avec un sourire émerveillé.

C'est toi qui...

C'est moi qui.

Odette, rouge appréhension, regardait son amant avec frayeur.

Tu... Je reste la même je ne veux pas que ça change quoi que ce soit... Je voulais t'en parler avant mais j'avais peur que tu... Enfin je veux dire...

Des larmes commencèrent à couler le long des joues aux pommettes hautes de la jeune femme. Enguerrand se précipita pour la serrer dans ses bras. Odette sanglota dans un murmure.

Pardon Enguerr... C'est juste que... Je t'aime, vraiment très fort et je veut pas te perdre. Je veux pas être un m... monstre à tes yeux.

Le jeune homme releva le visage de sa moitié, un immense sourire sur les lèvres.

Tout ce que je vois devant moi là maintenant c'est un ange de musique qui ne demande qu'à s'envoler. Je t'aime mon cœur et ce que tu viens de m'avouer est la plus belle marque d'amour que tu puisse m'offrir.

A la soirée de gala, ce fût Daniela qui joua en première corniste. Enguerrand était occupé avec un autre orchestre, une autre partition, perdu dans les bras de l'amour de sa vie.