Samedi soir, après le repas. Tu as mangé plutôt rapidement, comme d’habitude, histoire de ne pas t’éterniser dans le réfectoire. Trop de gens, trop de bruit, personne à qui parler pour se distraire – ça c’est pas une nouveauté, l’envie d’être ailleurs ou de faire autre chose en même temps… Tu n’as pas fini ton livre avant d’aller manger, d’ailleurs, alors qu’il ne restait qu’une dizaine de pages. C’était inutile de le prendre pour le repas, ça aurait été risqué et en plus il faut être au calme pour lire ça. Les lieux bondés et bruyants s’accordent mal avec le genre horreur. Raison de plus pour ne pas traîner et pouvoir le finir avant de te rendre dans le bureau de Harold Andreatus. Tu es dans les temps, c’est l’histoire de dix minutes et tu auras du mal à bouger tant que tu n’auras pas eu le fin mot de l’histoire. Tu avais donc tout intérêt à manger vite.

Ton livre terminé, tu le ranges soigneusement en attendant d’aller le rendre à la bibliothèque. Tu prendras des notes complémentaires de ta lecture après ton entretient avec M. Andreatus. Pour l’instant, tu devrais plutôt te concentrer sur les questions qu’il t’a posé après le cours de philosophie. Tu as eu le temps d’y réfléchir toute la semaine, et ce n’était pas de trop. Les questions n’étaient pas simples du tout. Qui vas-tu devenir et est-ce que tu le souhaites ? Ce sont des questions que tu repousses souvent car elles prennent du temps. Trop de temps. Les réponses que tu trouves ne sont jamais pleinement satisfaisantes. Si tu te lassais de ci, de ça ? Jusqu’où tu peux aller en restant seul comme maintenant ? Pas haut. Pourtant tu veux aller haut. Ses questions en ont soulevé d’autres, pénibles. Même si tu n’avais pas envie de t’y concentrer, tu as fait le même effort pour y répondre qu’avec les autres choses qu’il t’a demandé.

Le rapport est d’ailleurs tout prêt dans ton sac, que tu fermes rapidement avant de sortir de ta chambre. L’autorisation de circulation également rangée avec soin dans ton agenda, tu te rends au bureau du prof. Arrivé devant, tu frappes et attends une réponse ou qu’il ouvre la porte. Il a dit « après le repas », techniquement vous y êtes. Ce n’est pas une heure précise et c’est ce qui te perturbe le plus dans ce rendez-vous. Lorsque tu obtiens une réponse, tu entres et souris au professeur.

« Bonsoir monsieur. »

Harold Andreatus étant Harold Andreatus, tu préfères le saluer simplement en évitant le superflu car tu ne sais pas trop comment il pourrait réagir. Tu n’attends pas qu’il réponde à ton sourire, par exemple.

Harold Andreatus est de bonne humeur, ou du moins il se comporte comme si, dans la logique du comportement humain classique. Pas qu’il ne soit pas humain mais… Il est tellement sec et rigide pendant les cours que même le mobilier semble plus vivant. Concernant celui de son appartement, d’ailleurs, tu t’attendais à un aménagement de ce style. C’est parfait, propre et épuré. Rien ne traîne. Les designs sont anciens, et ça attise ta curiosité. C’est d’époque ou c’est seulement pour le style ? Tes yeux se posent sur tous les détails qui sont à ta portée et c’est une terrible indiscrétion, mais c’est aussi trop tentant. On en apprend beaucoup sur les autres par leur espace de vie et pour une fois que tu n’es pas au bord de la crise d’angoisse à cause d’une chaise de travers ou d’un objet mal rangé… Harold t’invite à t’asseoir après t’avoir assuré que tu es à l’heure, et c’est donc ce que tu fais en essayant de focaliser ton regard sur le professeur.

« Merci. Très bien et vous ? »

Il s’était également assis mais ne reste pas longtemps sur le fauteuil. Il aurait oublié ses manières en ne te proposant pas à boire. Le problème dans ses propositions c’est que tu ne vois aucune cuisine pour préparer un thé ou un café. Il compte faire apparaître la tasse et le contenu ? C’est pas trop chiant d’utiliser son pouvoir pour ça ? Et puis des bouteilles en tout genre… Il parle pas d’alcool là quand même ? En même temps tu le vois mal avoir un buffet rempli de jus de fruits.

« Un thé pourquoi pas, s’il vous plaît. »

Toujours à fouiller dans ses placards, le professeur te demande comment s’est passé ta semaine et si tu as eu le temps de réfléchir aux questions qu’il t’a posé. Bien sûr ! Comme si tu allais te présenter ici sans avoir fait le travail demandé ! Tu en profites pour sortir le rapport de ton sac, tu le lui donneras quand il sera de nouveau assis. Le problème de ce rendu, c’est peut-être qu’il fait trente pages sans compter la synthèse de cinq pages. Ça aurait été pire (ou mieux?) avec plus de temps, car si tu avais pu tu aurais fait une analyse croisée beaucoup plus pointue sur les différentes matières évoquées. Là, tu as dû être succinct et surtout précis.

« Ma semaine s’est déroulée comme d’habitude, et j’ai pu me consacrer à vos  questions. »

L’avantage de n’avoir rien d’autre à faire (quand tu ne t’attires pas des problèmes).

« Je dois vous avouer que ce n’était pas simple, car je sais surtout ce que je ne veux pas et donc par opposition, la base de ce que je souhaite. Je ne veux pas stagner. Je n’ai pas de nom dans le monde des mages, pas de famille pour me donner une place toute faite au top ou pour m’aider un minimum – chez les mages comme non-mages en fait. Pour l’instant, je ne suis qu’un étudiant parmi tant d’autres. Ça ne m’ira que le temps des études, pas plus. Et ça ne me va que parce que mon dossier est très bon. Je ne me vois pas me contenter du minimum alors que mes capacités me permettent d’aller plus loin. La répétition, la moindre menace d’ennui, ne m’irait pas non plus. »

Elle peut même être un vrai danger pour toi. Certes, tes journées sont ritualisées et certains éléments sont répétitifs, mais à côté de ça tu découvres et apprends de nouvelles choses chaque jours. Si l’on t’enlève cette dimension stimulante (qui actuellement te suffit à peine, en réalité), tu risquerais de faire n’importe quoi.

« Bref, il fallait que je me demande ce que je voulais avant de déterminer « qui vais-je devenir ». Il s’agissait ensuite de voir « quel type de personne » et « quelle place dans la société ». La réponse à la première question pourrait être incroyablement simple, on devient le fruit de nos apprentissages. »

Effectivement, il te faut plus. Chaque nouveauté apporte son lot de questions, et tu n’as jamais fini de vouloir chercher plus loin. C’est long et ça prend du temps, mais comme il le fait remarquer ça permet de développer l’aspect critique. En cherchant plus loin, tu peux croiser les sources et prendre du recul, soulever encore plus d’interrogations. Chercher encore pour y répondre. Bref, tu fais déjà ce qu’il te décrit, car un cours, s’il t’intéresse, te satisfait rarement. C’est seulement une base.
Tandis qu’il t’explique l’effet Dunning-Kruger, tu prépares ta tasses de thé en respectant précisément le temps d’infusion. Le jasmin mal infusé n’est jamais très bon et tu te vois mal réussir à garder un air sérieux si ton thé est trop amer. Ton rapport est posé à côté.

Ses explications sont très intéressantes et claires, bien qu’au départ tu ne voyais pas trop où il voulait en venir. Il veut te voir réussir dans une matière de manière totale, que tu sois le maître dont il parle. Tu soutiens son regard le temps de son explication, nullement stressé par ce qui pourrait être un coup de pression. Ça te plaît. La perspective d’apprendre toujours plus, d’acquérir des connaissances précises, en sachant qu’il y aura toujours des choses à découvrir et des gens à qui le montrer… Tu lui souris.

« Je vois. J’espère ne pas trop m’avancer en vous disant que vous pouvez compter sur moi pour ça. Réussir partiellement n’est pas réussir. Ça fait partie d’un processus qui doit être temporaire, à la limite, car c’est impossible de devenir le maître que vous décrivez d’un claquement de doigt. L’apprentissage dont je parlais n’incluait pas seulement celui qui passe par les professeurs. Un cours doit toujours s’accompagner de lectures annexes de la part de l’élève. En tout cas, c’est ce que j’essaie de faire au maximum car la vision d’une personne n’est jamais suffisante, et souvent biaisée. Si l’on prend des matières comme la psychologie, la philosophie, les théories sociales… Je ne vois pas comment on peut écouter ça sans prendre en compte la subjectivité de l’exposant. On est souvent plus sensible à une cause qu’une autre. »

Tu t’interromps le temps de boire un peu de thé.

« Par exemple, je m’intéresse à la psychiatrie car mon pouvoir touche à ce domaine et qu’il me semble important de comprendre les implications de son utilisation. Pour mieux l’utiliser, toucher plus précisément la cible ou ne pas en abuser… Il y a beaucoup de choses à prendre en compte, comme pour beaucoup d’autres pouvoirs. Quoiqu’il en soit, la psychiatrie est un domaine avec plusieurs approches. Imaginons qu’un prof n’expose que des théories freudiennes, au hasard, ce serait grave de prendre ce seul cours comme une vérité générale. »

Tu parlais de subjectivité, tu dois admettre que tu as la tienne concernant ce domaine et que ça peut t’embêter. Puis tu aimes les faits, le concret. A partir du moment où ça part au bon vouloir de l’appréciation de chacun, ça a tendance à te saouler car ce ne sont que des paroles sans appuis. Il faut des preuves solides pour démontrer un point ou au contraire admettre totalement leur absence.

« Par contre, j’ai peut-être un souci avec « une » matière. Je me doute bien que vous ne parlez pas de délaisser le reste mais hm… Il y a beaucoup de choses très intéressantes à voir partout. Je sais qu’il faut pouvoir se consacrer à un domaine pour le maîtriser le plus efficacement possible, mais c’est difficile de restreindre sa curiosité. »

C’est difficile avec tout, notamment avec ton pouvoir où tu te retiens souvent très peu de tester les hallucinations qui te viennent en tête. Il faut qu’elle sorte, de toute façon, et ça c'est un peu problématique. Tu n'en parles pas, préférant siroter ta tasse de thé en écoutant la réponse de Harold.

A la question de Harold sur la maîtrise de ta magie, tu lui réponds sereinement que tu as pu t’améliorer, c’est vrai, mais que la configuration des cours ne te permet pas d’explorer toutes les pistes possibles, à ton grand regret. Pour ne pas dire que tu explores ces pistes par toi-même.

« Il arrive qu’il m’échappe encore, quand je ne suis pas concentré ou au contraire, quand je suis trop pris par ce que je fais.  »

Et tu aimerais remédier un jour à ce problème. Que les contre-coups t’atteignent ne regarde que toi et vous avez des cours pour apprendre à gérer ça, donc ça va. Par contre, que ton imagination déborde lorsque tu lis ou réfléchis ne va pas. Ça t’attire des ennuis quand tu aimerais te contenter de ceux que tu provoques parfois. Il y a des choses à rectifier et tu as besoin d’un avis précis. C’est donc ce que tu lui dis (le besoin de rectification et d’avis précis, pas les ennuis. Certainement pas les ennuis) pour apporter plus de précision.

Harold admet ensuite qu’il y a beaucoup de choses à connaître, mais que son objectif est de les aborder une par une. Petit à petit. Tu dois donc prendre ton mal en patience et canaliser ta curiosité au mieux. Tu sais t’investir à fond peu importe le sujet, donc ça ira très bien dans les domaines qu’il t’enseignera. Cependant, c’est de ne pas dériver qui risque d’être compliqué. Lorsqu’il se lève pour aller chercher des livres, la curiosité qui t’atteint sur le champ illustre bien ton problème. Sans compter que tu as déjà envie d’être à la semaine prochaine pour voir ce que donnera l’entraînement de ton pouvoir ! Tout ça te plaît énormément. C’est motivant, tu as de nouveaux livres à lire et non seulement tu pourras en discuter sans avoir la sensation de le saouler puisque c’est tout l’intérêt de ta lecture ; en parler avec lui, mais en plus tu pourras réutiliser des éléments concrètement.

« Mon niveau d’anglais littéraire est correct, suffisant pour comprendre mes lectures. »

Tu es déjà en train de lire les résumés des ouvrages qu’il a posé sur la table, et les précisions qu’il apporte sur la suite te donnent envie de les lire. Tu les ranges soigneusement dans ton sac et sors ton agenda pour noter les informations utiles. Lire une grande partie de L’Art de la guerre d’ici un mois semble tout à fait faisable. Lire les premiers chapitres des deux autres livres d’ici la semaine prochaine aussi. Passer voir Odette également, ça tu le fais déjà presque quotidiennement.
Quand il dit que vous n’allez pas étudier « à proprement parlé » aujourd’hui, tu n’es pas surpris. Il avait parlé de « deviser de choses et d’autres » et t’avait demandé si tu aimais les échecs à la fin du cours. D’ailleurs, l’apparition du plateau signale que vous allez commencer la partie.

« Oui. Ça fait longtemps que je n’ai pas joué avec quelqu’un, par contre, et le jeu contre un ordinateur n’étant pas des plus vivants, je n’y joue pas souvent. »

Tu es donc rouillé, probablement, mais la perspective de jouer contre un adversaire réel t’enchante. Tu le laisses sortir ses pièces en premier, ne te voyant pas toucher à la boîte et installer les tiennes alors qu’il ne s’agit pas de tes affaires. Quand toutes les pièces sont sur le plateau, tu réfléchis à ton premier coup et avances un pion en E4.

« En tout cas, je ne sais pas comment vous dire à quel point tout ça me plaît.  S’il y a bien une chose à laquelle j’ai pensé en réfléchissant à vos questions, c’est que la dimension solitaire ne permet pas d’atteindre un palmarès d’objectifs assez satisfaisants. Votre proposition implique le social. Je peux étudier ce domaine tant que je veux, si dans les faits je reste seul je n’irai pas très loin. »

On peut ne pas avoir de nom et être un étudiant lambda tout en étant bien entouré. Ce n'est pas ton cas.

Tu connais l’anecdote qu’il raconte, tu en as déjà entendu parler en cours. L’évolution de la robotique est une question récurrente dans les programmes scolaires car c’est un domaine qui progresse vite et qui nourrit l’imaginaire. On en parle en fiction, on en parle dans le réel, on y dédie des salons ou des parcs. Contrairement à la question des mages, celle des intelligences artificielles effraie sans plus car les gens savent qu’ils auront toujours le contrôle, ça fait donc de bons sujets de conversation. Tu as déjà entendu parler d’IBM. Rapidement pour Deep Blue, plus précisément pour un autre événement qui avait beaucoup fait parler de lui et qui avait animé un cours de technologie et d’anglais.

« J’en ai entendu parler lorsque Watson, de la même compagnie, a gagné Jeopardy!. »

Harold reprend pour critiquer le niveau des champions d’échecs, expliquant qu’il faut aller au-delà des schémas répétitifs. Il te donne des clés d’observation et tu ne quittes pas le plateau des yeux tandis qu’il expose plusieurs techniques. Feindre la naïveté, créer un leurre, mettre en confiance l’adversaire, organiser sa victoire en organisant ses pièces, à l’ombre de l’assurance qu’on a accordé avec parcimonie à l’opposant. C’est ce qu’il est en train de faire. Il ne te dirait pas tout ça sinon, c’est trop évident. Ça l’est sans l’être, car tu n’as pas vu le déplacement de sa dame venir et l’échec te prend au dépourvu. Oh. Il ne faut pas que tu foires à partir de là, même si tu crains fortement que la partie soit perdue d’avance à cause de ses explications précédentes. En même temps que tu réfléchis à ton prochain coup, tu passes sur ce qu’il t’a répondu ensuite.

« L’étude du monde sans s’imprégner socialement donne des lacunes qu’il faut combler plus tard » et il en sait quelque chose. Tu trouves ça marrant mais tu ne préfères pas lui faire part de ton amusement. Ses lacunes à lui, en temps que prof, sont incroyables. Il a le savoir mais pas la plus géniale des méthodes, du moins de ce que tu as pu voir et entendre. Le problème quand on est prof c’est qu’on a un rôle social important auprès de personnes en construction. Avec des lacunes dues à une imprégnation sociale insuffisante, tu ne vois pas trop comment il est possible d’exercer ce métier efficacement. L’entretien actuel t’étonne d’ailleurs énormément car il dévoile une façon d’être qui doit sembler complètement irréaliste pour pas mal d’élèves. Il n’est pas un bloc de glace, tu sais bien, mais quand même… Dans ce qu’il dit et qui t’amuse, il y a aussi le lien que l’on peut faire avec son frère.

« Comme votre frère ? Vous devez bien vous entendre là-dessus. Si les lacunes sont dans la capacité à s’imprégner socialement, comment ça se passe ? Ce n’est pas risqué de forcer les choses ? Est-ce que ça donne vraiment des résultats ? Êtes-vous en mesure de le dire, au fait, puisque vous exposez vous-mêmes les manques ? De toute façon, je ne doute pas que vos outils me permettront une meilleure compréhension du monde et que le reste en découlera. »

Concernant Philophae et lui, il y a des similarités dans l’inadéquation de leurs postes à leurs personnalités. Ce ne sont que des observations, et ton esprit grandement occupé à réfléchir au jeu oublie toute notion de filtre. Tu as déjà beaucoup de mal à y penser en règle général. Tu déplaces ton cavalier pour fuir l’échec, en ayant la sensation que ça ne t’avantagera pas. Tu restes un instant à fixer le plateau, puis tu te souviens que tu as également ton thé à boire et qu’à ce rythme là, il sera froid lorsque tu le termineras. Avec un léger froncement de sourcils alors que tu sirotes ta tasse, tu ajoutes :

« Ce n’était pas la chose à faire. »

Ah, sujet sensible. Harold t’adresse un sourire froid, tendu, pas franchement rassurant mais très révélateur. Les lacunes sont-elles vraiment « le » sujet fort peu agréable ou c’était la mention de Philophae qui ne lui a pas fait plaisir ? Le tout peut-être ? Pourquoi l’aborder si finalement elle n’a pas sa place dans votre discussion ? Ce n’est pas très logique, et dans tout ça tu penses difficilement que tu aurais pu simplement te taire sans franchir une ligne (mais au moins tu y penses). Malgré ton opinion sur la question, tu lui réponds avec un sourire désolé, conscient d’être allé trop loin :

« Pardon, j’ai outrepassé mes droits. Ça ne se reproduira pas. »

Ce n’est pas une promesse, mais tu peux au moins essayer puisqu’il a l’air pas mal susceptible et qu’il est loin d’être le professeur le plus détendu de tout Leoska. C’est aussi plus sage afin de conserver une entente cordiale. Ses cours sont précieux, ça t’embêterait énormément de tout gâcher pour une erreur aussi bête qu’un oubli de filtre.
« Échec et mat » ? Tu soupires, déçu, bien que cette issue semblait inévitable dès le déplacement de ton cavalier. Harold t’explique tout de même ton erreur, éclaircissant certains points flous dans le déroulement de la partie. Tu n’as pas assez bien observé le plateau.

« D’accord, je n’avais pas du tout remarqué… Merci pour l’explication, je serai plus attentif à l’avenir ! Je ne sais pas jouer au Xiang-qi, mais ça m’intéresse. Comment ça fonctionne exactement ? C’est similaire aux échecs, non ? »

Finissant ta phrase, tu te rends compte que tu n’as même pas demandé si ça le dérangerait de t’apprendre à y jouer.

« Si ça ne vous dérange pas, bien sûr. J’apprends vite. »

Il doit s’en douter, tu ne pourrais pas avoir tes notes et ton niveau actuels si tu n’assimilais pas rapidement les notions importantes. Ou moins importantes. Tout ce que tu veux, en somme.

La défaite a beau être décevante, tu préfères effectivement prendre en compte les ratés pour ne plus les reproduire à l’avenir, ce qui revient à voir les « bons côtés » tant qu’il y a une amélioration notable et que perdre reste assez rare. Disons que tu es bon perdant seulement quand ça t’arrange, et quand la raison de la perte est bien expliquée. Harold claque des doigts sans que rien ne se produise, te laissant perplexe face à son geste. Peut-être qu’il voulait faire apparaître ou disparaître quelque chose là où vous ne pouvez pas le voir ? Tu regardes autour de toi tandis qu’il se lève pour changer de disque. Il n’y a aucun changement visible. Ou alors il voulait ponctuer son discours d’un geste pour que l’explication ait plus d’impact ? Une envie de théâtralité peut-être. Théâtre très raide.

Il revient s’asseoir, le plateau et les pions en main, puis il commence à t’expliquer les règles du jeu. Tu l’écoutes attentivement, essayant de retenir les pièces au fur et à mesure qu’il les expose. Leur taille égale et la calligraphie chinoise n’aide pas, mais tu parviens tout de même à les retenir grâce aux moyens mnémotechniques de Harold. Du moins, tu fais au mieux et espères que le déplacement des pièces au cours de la partie ne te perdra pas totalement. Occupé à jouer avec pour les regarder de plus près et les retenir tout en écoutant les explications, tu les repositionnes correctement lorsque Harold demande si tu te sens d’essayer. Vous n’allez pas revenir aux échecs alors qu’il vient d’exposer le principe du Xiangqi, ses pièces et leurs déplacements !

« Non non, ça me va très bien, surtout maintenant que vous avez expliqué comment y jouer ! J’aurais juste besoin de deux minutes le temps de bien retenir les pièces. »

A peine as-tu fini ta phrase que tu te concentres pour terminer de parfaitement retenir les rôles selon les idéogrammes. S’il te parle, tu n’entends rien. La mémorisation faite, tu relèves la tête vers lui en souriant.

« Merci d’avoir attendu, la calligraphie chinoise ne m’est pas du tout familière. Vous n’avez pas précisé qui commence. »

Tu attends sa réponse et son premier coup ensuite, quand tu penses aux cours du soir à venir et à la maîtrise de ton pouvoir dont il a parlé.

« Dites, ce n’est pas l’envie d’utiliser mon pouvoir qui manque mais comment les cours se passeront-ils ? Il faut un ou des sujets sur qui l’activer, si possible variés pour éviter les expositions répétées et donc les risques pour le cerveau. »

Quand tu l’utilises n’importe comment sur les autres, tu fais au moins l’effort de ne pas toucher plusieurs fois de suite les mêmes personnes. Sauf quand tu ne fais pas attention ou que c’est nécessaire. Il pourrait être le sujet en question, c’est largement plus simple pour avoir ses retours, mais les conséquences éventuelles te font avoir une certaine retenue face à cette idée.

« A moins que vous parliez d’une approche seulement théorique ? »

ça n’aurait pas de sens, il faut de la théorie et de la pratique pour que les cours soient efficaces.

Harold déplace sa bombarde au centre, t’expliquant au passage le déroulement du début de la partie. Il apporte la théorie et les répliques possibles, et tu te concentre pour décider de ton premier coup. Défendre ou contre-attaquer ? Tu décides de contre-attaquer avec la bombarde, et attends le coup suivant.

La question posée ensuite fait réfléchir Harold, qui t’offre une réponse complète et pas forcément engageante. Tu soutiens son regard durant tout son temps de parole, sans te montrer impressionné par la menace explicite. Quel malheureux « accident » ce serait, effectivement… Il n’a pas besoin de douter de ta précision, pas besoin de menacer pour que tu travailles au mieux l’exactitude de tes hallucinations. Tu n’es pas du genre à abuser de ton pouvoir « par accident », voyons. Après tout, tu es encore en apprentissage, dévier des instructions serait risqué… C’est du moins ce que tu peux lui faire croire. Quant à sa disposition pour être le seul sujet d’entraînement, elle t’embête. Pour lui, pas pour toi. Espacer la pratique un samedi sur deux est donc indispensable pour éviter les répercussions sur le long terme. Tu lui réponds avec un sourire :

« J’espère ne pas être présomptueux en vous disant que vous pouvez me faire confiance pour exécuter vos demandes à la lettre près. Elles me permettront une amélioration notable et importante, n’est-ce pas ? Cela me va, que les sessions pratiques ne soient pas trop rapprochées. A vrai dire, j’aimerais l’utiliser plus souvent mais les risques sont trop importants. »

Tu te doutes bien que oui, il y aura une amélioration notable et importante. Ton sourire s’agrandit lorsqu’il propose d’accélérer le rythme de vos entrevues pendant les vacances.

« Bien sûr ! Je profite généralement des vacances pour prendre de l’avance sur l’année suivante, pouvons également travailler là-dessus ? Avez-vous des références particulières à conseiller ? J’ai déjà contacté les autres profs, les fins d’années sont toujours ennuyantes. Évidemment, je ne néglige pas les ouvrages que vous venez de me fournir. »

La perspective d’un emploi du temps à composer avec autant d’éléments nouveaux t’enchante, tu n’auras pas grand-chose à faire de ton temps libre, de toute façon.

Le refus de Harold aurait pu te contrarier, s’il n’avait pas ajouté que les cours particuliers seront déjà bien remplis. Il te tarde d’y être, ça te stimule énormément de songer aux savoirs que Harold partagera. Te dire que ça ne sera pas forcément amusant avec lui ne te dérange pas.  Au cours de cette soirée, il a bien montré quelques limites à ne pas franchir, mais il t’a aussi vendu du rêve en proposant un programme assez complet. Donc… ça te convient. Tu n’es pas ici pour apprécier le professeur, mais le contenu de son cours. Lorsqu’il te conseille de ne pas trop t’étaler, tu rectifies aussitôt ta stratégie. Ça ne t’empêche pas de perdre, et ta déception persiste jusqu’à ce qu’il complimente ton jeu. Ça te rassure un peu, même si son dernier qualificatif n’aurait été adéquat qu’après une victoire. Tu lui souris tout de même.

« Merci beaucoup. J’espère cependant que ce sera mieux la prochaine fois. »

Le son de la cloche vous indique qu’il est tard. Pas nécessairement l’heure d’aller te coucher, comme le dit Harold, mais assez tard pour que tu le laisses tranquille et regagnes ta chambre.

« Merci à vous pour cette opportunité, j’ai hâte de vraiment commencer ! »

Tu lui sers la main avec un enthousiasme mesuré, puis tu récupères les livres et quittes son appartement sans tarder. Sur le chemin, tu ne penses pas à toutes les implications de ces sessions de travail. Faire de ton mieux, tendre vers la perfection pour ta propre satisfaction, tu le fais déjà. Le faire pour plaire à Harold ? Non, pas tant, mais c’est indispensable pour se faire bien voir et continuer à profiter de ses enseignements et autres avantages. Tu détermineras après ce que tu penses réellement de lui, si ça t’apporte quelque chose.