Tu n’es jamais allée à l’école. Tu as été habituée à avoir tes classes chez toi, dans la pièce confortable dédiée aux lectures et à l’apprentissage, et à ne pas avoir besoin de partager un professeur avec une trentaine—sinon plus, d’autres élèves tous plus lents les uns que les autres. Et tu as du retard, c’est vrai. Mais tu es rapide, et tu es pleine de bonne volonté, et tu as dix années à rattraper. Et tu as bien l’intention de les rattraper. Rapidement. Quelle déconvenue ç’a été pour toi, de prendre conscience que ton niveau impeccable d’anglais lorsque tu avais dix ans est devenu médiocre—et encore, et que tu allais avoir besoin de travailler deux fois plus pour atteindre le niveau de tes petits camarades. Tu détestes l’échec. Tu avais prévu de rayonner une fois ta liberté retrouvée et tu es juste… en difficulté. En situation d’échec, même, même si le corps enseignant est au courant de ta situation et que personne ne te fait de remarques sur ton retard. Tu n’as pas besoin d’un avis extérieur pour savoir que la situation est foireuse. Et tu n’as pas non plus besoin de demander d’aide à d’autres élèves. Tu te souviens comment se déroulaient tes leçons ; tu fonctionnais la plupart du temps de façon autonome, et te débrouillais pour poser des questions à tes tuteurs lorsque tu te retrouvais en difficulté. Tu sais comment appliquer ce système. Tu ne serais pas plantée au milieu de la section anglophone de cette librairie, si ce n’était pas le cas.

Tu parcours des yeux les tranches des livres bariolés qui montent en colonnade bien plus haut que le dessus de ta tête. Tu te mets sur la pointe des pieds pour ne perdre aucun titre, mais ton attention revient sans cesse sur le même ouvrage. Une belle édition des œuvres complètes d’Agatha Christie. La personne qui est venue avant toi l’a prise aussi, c’est même ce qui a attiré ton regard sur l’œuvre. Tu es tentée à plusieurs reprise de passer les doigts sur la couverture du livre. Sur un coup de tête, tu décides qu’il est pour toi. Après tout, c’est exactement ce dont tu as besoin : une œuvre en anglais pour te replonger dans l’apprentissage de la langue, et de quoi te donner des idées pour te débarrasser de Lucas et disposer de son corps. Et pour reproduire le crime sur tes chers parents. Tu hoches doucement la tête, la tourne à droite et à gauche et glisse l’ouvrage—plutôt lourd, dans ton sac à main. Tu poses le pull léger que tu as emmené avec toi au cas où le vent se lèverait, pour camoufler le larcin, et te diriges dans un autre rayon pour flâner, quelques instants, avant de te diriger innocemment vers la sortie. Tu commences à avoir une mécanique bien rôdée, pour ce qui est du vol à l’étalage. C’est la solution qui s’est imposée à toi quand tu as compris que tu étais fauchée, que tu n’allais pas récupérer d’héritage ou d’argent de poche, que tu étais, en soit, livrée à toi-même. Tu n’as pas encore volé suffisamment pour remplir une petite valise, mais d’ici peu, la liste de tes possessions sera à nouveau suffisamment longue pour être confortable, et pour que tu ne ressentes pas un sentiment de honte à l’idée d’être si dépossédée. Tu es en train de glisser une mèche de cheveux derrière ton oreille quand l’alarme se déclenche. Merde. Tu ne t’attendais pas à ça. Le couple à côté de toi s’arrête aussi sec. Tu as l’intention de poursuivre ton chemin quand un vigile t’interpelle. Tu adoptes un air passablement outré lorsqu’il te demande de vider ton sac. Il ne démord pas. Tu lèves le menton pour le regarder du haut de ton mètre soixante, et envisage d’allumer un feu pour distraire tout ce beau monde quand tu remarques, en soulevant ton pull, que ledit livre n’est plus dans ton sac.

Mais quoi ?

Tu fronces les sourcils, et il interprète ton expression comme du dépit ; il te laisse t’en aller en te présentant des excuses. Le couple est toujours en train de se faire fouiller. Ni vu ni connu, la quatrième personne à être sortie s’est tirée et s’éloigne tranquillement. Nuh-uh. Tu ne sais pas très bien comment il a fait ça, ni même ce qu’il a fait, pour être honnête, mais quelque chose te dit que ce petit batard est responsable à la fois de l’alarme et de la disparition de ton livre. Tu te diriges dans sa direction. Tu presses le pas. Parce qu’il est plus grand que toi, tu dois forcer l’allure pour ne pas le perdre de vue et encore plus pour le rattraper. (mal)heureusement pour toi, les camps ont développés ton endurance. Tu finis par le rejoindre. Tu le pousses de tout ton poids contre le mur et colle ton corps au sien pour l’empêcher de bouger. Tu le regardes avec un air assassin.

- Bonjour ! On s’est croisés tout à l’heure, il me semble. Tu te souviens de moi ? Tu as quelque chose qui m’appartiens. Je ne sais pas comment tu as fait ça et pour être honnête je m’en tamponne un peu, mais j’avais prévu de vole…d’acheter ce livre, alors je vais le récupérer, maintenant, s’il te plait.

Ton ton un peu trop chaleureux contraste avec la mort à l’intérieur de ton regard, et la fourchette que tu as dans les mains, prête à planter dans la chair s’il décide d’essayer de se barrer. Tu lui souris.

Oh le petit con. Sa remarque t’arrache un sourire tout en dents. Le genre de sourire que le chat réserverait au canaris, si sourire il pouvait. Tu n’as pas été assez précise ? Il sait pertinemment à quoi tu fais allusion, et il veut jouer l’innocent. Quelle perte considérable de temps, quand il aurait pu se contenter de sortir l’ouvrage de son sac pour te le donner. Tant pis pour lui. Tu sais que ton physique ne joue pas en ta faveur, question crédibilité et le seul moyen de faire comprendre à quelqu’un qu’on est un danger quand on n’est pas menaçant, c’est de montrer pourquoi on est dangereux.

- Non. Tu n’as rien acheté effectivement. Puisque l’alarme s’est déclenchée lorsque tu es sorti. La seule raison pour laquelle je suis une voleuse « médiocre », c’est parce que tu t’es amusé à me faire un tour de passe-passe. Je n’ai pas six ans. Ce genre de magie ne m’intéresse pas. Le livre. Maintenant.

Tu renforces la prise autour de la fourchette et concentre la chaleur de ton corps dans ta paume. Le métal chauffe rapidement. Tu prends garde à ne pas le faire fondre et surtout, à le garder hors de la vue des passants potentiels. Il essaie de se débarrasser de toi en se décalant un peu. Bah voyons. Tu lui colles ton autre main sur le front. Fort. Pour que sa tête percute le mur. Avec la force, ta main se décolle de son front. Tu recommences, un peu plus fort.

- Mh-mh. C’est par-là que ça se passe Trésor.

Tu bats des cils. Tu pourrais regarder tes ongles avec une moue désintéressée pour plus d’effet, mais il en profiterait pour se tirer. Alors tu te contentes de changer la température de main. Tu l’augmentes légèrement, pour lui faire comprendre que tes doigts sont plus dangereux que ta fourchette, et parce qu’il serait temps qu’il vide son sac dans le tiens. Peut-être que tu devrais arrêter le vol pour te mettre au racket. Tu es après tout assez autoritaire pour que ça marche. Une idée germe dans ton esprit, hors de tout rapport avec la situation. Tu la laisses de côté pour l’instant, tout en décidant d’y revenir une fois le bouquin récupéré et ce boulet débarrassé. Tu as décidé d’utiliser tes pouvoirs sous son nez parce qu’il est très clairement un mage ; sinon, tu ne sais pas comment il aurait réalisé son petit tour de magie. Maintenant, il faut qu’il soit lui-même assez intelligent pour comprendre le sous-entendu. Je sais d’où tu viens, et je n’hésiterai pas à utiliser ce savoir contre toi si tu continues de te comporter comme un imbécile.

Nonononononononononononononnononononononononononononononononononon. Sa réaction t’étonne, puis t’inquiète. La température était parfaitement controlée—ce n’est pas trop difficile, quand il s’agit d’une si petite quantité de magie, ça devient plus imprévisible et quasiment impossible quand il s’agit de créer des flammes à partir de rien, ou de juste…laisser le pouvoir sortir. Tu as réussi à regagner un minimum de contrôle sur ton pouvoir depuis ces quelques mois passés hors des camps. Tu ne progresseras sans doute jamais au-delà de ce maigre contrôle, mais c’est déjà ça. Alors pourquoi la température continue d’augmenter ? Ton but n’était pas de le blesser. Pas immédiatement en tout cas, et pas sur une zone aussi visible. Tu te laisses pousser et luttes contre l’instinct qui t’incite à te faire toute petite, à baisser les yeux, à serrer les dents et à disparaître momentanément dans ta tête. Non. Tu ne risques rien. Pas sur le long terme. Son geste est brutal, mais il ne sera pas suivi par plus de violence. Tu dois garder la main. Pourtant. Tu l’écoutes à peine. Tu n’arrives pas à contrôler la chaleur. Un bourdonnement sourd vient te vriller les tympans. Un bourdonnement sourd, qui résonne dans ton corps, en particulier dans ta paume—c’est juste psychologique, c’est juste psychologique, c’est juste psychologique.

Bouteille d’eau. Bouteille. Tout va bien. Il a dit « bouteille ». Pas « jet d’eau » ou « douche glacée » ou « noyade ». Il n’a pas besoin de dire tout ça, parce que tu l’imagines très bien toute seule. Tu colles tes paumes l’une à l’autre et presses tes mains jointes contre ta poitrine. Tu peux contrôler la température.

Une mèche de cheveux prend feu. Tu fronces les sourcils. C’est pas le moment. Une autre. Tu inspires. Rien. Tu réessaies. Rien. Merde. Tu t’es laissée emporter par la colère et tu t’es piégée toute seule. La chaleur déborde de ta peau comme la colère l’a fait quelques instants auparavant. Tu n’arrives à contrôler ni l’une ni l’autre. L’énervement se transforme en panique, cela dit. Bien plus difficile à maîtriser. Tu lances un regard assassin à l’imbécile qui a provoqué cette réaction en chaine. Tu essaies d’inspirer. Rien. Une troisième mèche prend feu. Tu les saisis entre tes doigts pour les faire disparaitre du regard des potentiels badauds. Ce n’est pas le moment. Tu serres les dents. Tu peux contrôler ton pouvoir, tu dois contrôler ton pouvoir, tu ne peux pas te permettre de le laisser déborder. Tu sais ce qu’il t’arrive quand il se manifeste. Le manque d’air te rappelle douloureusement les séances de « natation » qui suivaient les débordements. C’est toujours le même bordel. Quand tu t’énerves, ton pouvoir t’échappe. Quand ton pouvoir t’échappe, tu paniques. Quand tu paniques, ton pouvoir déborde. Cet enchainement se finit souvent à l’infirmerie. Il pourrait se finir en incendie. Si tu réussissais à respirer : le feu a besoin d’air, et tu n’en as presque plus. Comment ta main brûle-t-elle encore, alors que tu n’arrives même pas à remplir tes poumons ? Tu plantes tes ongles dans ta paume, des croissants de lune délicats qui viennent creuser la chair sans la percer. Tu essaies de te concentrer sur la douleur.

Inspire, merde.

La température de tes mains redescend. Tes cheveux ne pratiquent plus la combustion spontanée. Malheureusement, la crise de panique et déjà enclenchée et que tu reprennes ou non le contrôle, tu es partie pour une petite séance d’hyperventilation. En la charmante compagnie de Gérard-le-Gros-Batard, qui plus est. Il a la décence de se sentir un peu concerné. Probablement parce que cette explosion vous fout tous les deux dans la merde, et l’école avec. Tu pouffes avec dépit en réaction à sa question idiote—comment, alors que tu n’arrives plus à faire rentrer d’air à l’intérieur de tes poumons ?

- J’ai pas besoin de prendre l’air ! J’ai besoin d’air tout court ! et certainement pas de ton aide !

Tu es de mauvaise foi. Tu n’aimes pas l’idée d’avoir besoin d’aide, mais dans une situation aussi délicate il serait plus prudent de ravaler ton amour propre et d’accepter la main métaphorique qui t’es tendue. Surtout qu’il a l’air aussi enjoué à l’idée de t’apporter de l’aide que tu l’es à l’idée d’en recevoir. La belle paire de connards.

Tu ne sais pas ce dont tu as besoin. Probablement parce que tu n’as pas encore pris la décision de travailler là-dessus, parce que le traumatisme est encore trop frais pour que tu aies envie de rouvrir la plaie pour l’inspecter et la désinfecter. Tes crises de panique ont généralement lieu à huis-clôt, et suivent souvent un schéma panique-malaise-sommeil de douze heures, que tu n’as jamais essayé de remplacer par un mécanisme de défense plus sain. Tu t’accroupis et penche la tête vers tes genoux, les mains glissées derrière le cou, les ongles qui mordent la chair pour créer un point d’ancrage. Tu te sens encore plus vulnérable dans cette position, mais de petites tâches noires commencent à brouiller ta vision : te relever ne ferait qu’accélérer le processus et te faire momentanément perdre connaissance. Hors de l’établissement. Danger.

- Je pense que je vais faire un malaise. Je ne sais pas quoi faire pour empêcher mon corps de se mettre en mode survie. Je peux pas faire ça en dehors de l’école !

Tu ne lèves pas les yeux vers lui. Parce que la situation est suffisamment humiliante comme ça. Tu appuies un peu plus tes ongles dans ta peau pour ralentir l’apparition de tâches noires. Tu ne te rends compte que tu t’es mise à serrer les dents que lorsque ta mâchoire devient trop douloureuse pour continuer. Tu prends peu à peu conscience de la situation : tu ne manques pas d’air. Tu en respires tellement, à petites gorgées, que ton cerveau est trop irrigué. Tu ne sais pas comment lutter. Tu es là, avec cette information que tu es incapable de traiter, parce que la seule chose que tu arrives à voir sont des images nauséabondes, qui amplifient la sensation de noyade. Tu coules, tu coules, tu coules, tu coules, tucoules,tucoulestucoulestucoulestucoulestucoules. Si tu reprends une respiration, elle sera gorgée d’eau, qui va s’insinuer dans ta gorge dans ton nez dans tes poumons, glacée, acide, brulante, insoutenable.

Tu ne veux pas de son aide, mais son initiative de faire dégager les curieux te soulage, dans une mesure… certaine. Une goutte d’eau en moins, dans la baignoire dans laquelle on a plongé ta tête. C’est toujours une goutte d’eau de moins, mais ça n’a pas un effet… très salvateur. Tu es toujours en train de te noyer sous les émotions. Il y a une petite partie de ton cerveau, celle qui n’en a rien à foutre de ton état, qui s’amuse du ton poli qu’il emploie. Ce garçon qui, très clairement, n’a pas grand respect pour la propriété et pour les règles, s’exprime avec une grande politesse et un altruisme apparent. Quel splendide comédien. Si tu n’étais pas en train de voir noir, tu lui offrirais sans doute un unique applaudissement. Son ton calme contredit immédiatement ses propos. Tu es un poids mort, un boulet à traîner et qu’il n’a pas l’intention de se traîner longtemps. Il te dit de suivre l’animation. Il est mignon, mais quelle animation ? Tu es momentanément atteinte de cécité, il pourrait te coller une lampe torche sous le nez que tu ne verrais pas la différence. Tu aurais sans doute mal. Mais tu ne verrais pas la différence. Tu marmonnes entre deux respirations pathétiques.

- Je vois plus rien, ducon. Ni ton animation à la con, ni mon environnement direct. Il fait juste…nuit. C’est pour ça que je te dis que je vais faire un malaise. Maintenant si tu veux vraiment m’aider, je pense qu’il va falloir que tu m’aides à marcher.

Il a raison. Tu dois te lever. Tu dois te lever. Tu dois te lever. Comme tes yeux, tes muscles ont décidé de te lâcher. Tu serres les dents. Tu n’arrives à rien. Tu détestes ce sentiment d’impuissance plus encore que l’impression de manquer d’air, que tout ton oxygène est rapidement remplacé par de l’eau. Quelque chose t’agrippe. Ta vision revient. Pas la bonne. Tu n’es plus dans le centre commercial, et tu n’es plus libre du tout. Et tu as toutes les raisons du monde de paniquer. Tu perds le souffle et utilises ton bras libre pour te protéger le visage. Comme si ça allait servir à quelque chose.

Quelque part, dans le monde réel, dans la bonne temporalité, un pauvre garçon—ne le plaignons pas trop, il est en partie responsable de la situation, ne doit rien comprendre à sa vie. C’est surement lui qui a agrippé ton bras. C’est surement lui qui essaie de t’inciter à te relever. Tu ne sais pas vraiment si tu parviens à te lever ou non—tu réussis à rester debout, même si tes jambes menacent de te lâcher à nouveau. Tu n’en as pas vraiment conscience. Ton cerveau ne parviens plus à filtrer les événements vécus, ceux que tu es en train de vivre, ce que ton corps ressent et ce que ton corps subit vraiment, ce dont il ne se sent pas capable, ce dont il est en réalité capable, ce que tu penses et ce qui a lieu. Tu es debout, mais une partie de toi est toujours accroupie, et une autre hurle, la tête maintenue sous l’eau, tandis que ses poumons se remplissent progressivement de liquide glacé et une autre encore se brosse les cheveux en préparation de la sortie, qu’une autre apprend tant bien que mal à lacer ses chaussures. Tu regardes partout, nulle part à la fois. Tes yeux bougent d’eux-mêmes, mais tu ne vois rien. Ton bras, toujours devant ton visage pour prévenir le coup, tremble.

- Si je tombe, tu pourrais appeler...? non. Je ne vais pas tomber. Je ne vais pas tomber, mais je vais avoir besoin que tu m’aides à marcher pendant que j’en suis encore capable.

Tu n’aimes pas beaucoup le ton de ta voix. Déjà, parce que les mots sont entrecoupés de respirations brisées. Aussi, parce qu’il est loin de tes modulations habituelles, maitrisées et supérieures. Tu n’aimes pas beaucoup l’idée qui t’as traversé l’esprit non plus, et tu es contente de t’être reprise. Aussi contente que tu peux l’être dans cette situation. Comme si une intervention de Lucas pouvait être une bonne chose. Tu préfères encore devoir quelque chose à Gérard qu’à Lucas. Tu vas devoir te contenter de l’aide d’un gringalet pas forcément charmant. Mais visiblement assez intelligent pour diffuser la situation. Ça pourrait être mieux, mais ça pourrait définitivement être pire.

Non. Il est hors de question que quelqu’un d’autre te voie dans cet état. La présence de Gérard est suffisamment fortuite comme ça. S’il n’était pas là, tu serais dans la merde, mais savoir qu’un autre élève a assisté à une de tes crises de panique te fout la gerbe. C’est peut-être aussi la crise de panique elle-même qui te fout la gerbe. Tu n’es pas vraiment capable de faire la différence entre les deux, c’est trop subtil pour toi. Et au moins, il t’aide à rester droite. Tu n’as pas envie de t’appuyer sur lui, ni de le laisser se démerder et te porter, il est hors de question que tu te mettes à réclamer l’aide des autres aussi éhontément. Un peu de décence.

- Non. Je ne connais personne à l’école. Personne qui compte.

Ce n’est pas un mensonge. Pas complètement. Tu ne connais personne qui compte suffisamment pour pouvoir t’aider. A part le personnel de santé, mais tu as assez vu leur tête pour les dix prochaines années et tu n’es pas sûre que l’ambiance hosto servirait à t’apaiser ; au contraire, c’est exactement ce qu’il faut pour mettre un terme à l’épisode conscient de la crise de panique. Est-ce qu’on peut vraiment parler de crise de panique ? Tu luttes tant bien que mal contre le malaise, tu hyperventiles à la pelle…mais la cécité, c’est nouveau—sans doute parce que tu te contentes habituellement d’accepter de perdre connaissance. Pour l’instant tu luttes, et tu présumes que tu avances puisqu’il ne se met pas à te gueuler dessus, t’indique la direction à prendre et t’assure que vous pouvez faire des pauses, d’un ton qui veut dire exactement le contraire. Au moins vous êtes d’accord sur ce point. Plus vite vous serez débarrassés l’un de l’autre, mieux vous vous porterez.

- On n’a pas vraiment de temps à perdre –

Tu t’arrêtes. Tu t’apprêtais à l’appeler Gérard, mais il y a peu de chances que ce soit réellement son prénom. Tu te reprends.

- Il est hors de question qu’on perde plus de temps avec des pauses. Tu le sais pertinemment, pas la peine de perdre ton temps et le miens avec ce genre de propositions inutiles.

On peut dire ce qu’on veut de ton sale caractère et de ta fragilité émotionnelle mais physiquement, tu encaisses. Suffisamment pour continuer à avancer alors que tu es complètement plongée dans l’obscurité et que tu n’as aucune idée de l’endroit où il t’emmène. Suffisamment pour lutter de toutes tes forces pour rester consciente, même si tu vas surement en subir le contrecoup au centuple une fois que tu pourras reprendre ta respiration. Tu es trop butée pour abandonner ta prise sur la conscience pour l’instant. Trop fière aussi, même si ladite fierté est bien mise à mal par ton état déplorable. Et malgré la situation pathétique dans laquelle tu t’es mise, tu réussis quand même à bouillir de l’intérieur quand il prétend ne pas avoir le livre sur lui. Alors que tu avais complètement oublié cette putain d’édition d’Agatha Christie en langue originale, il la remet sur le tapis. Comme s’il s’agissait de la raison de ta crise de panique. Si tu étais physiquement capable de grogner, tu le ferais sans doute. Tu pouffes à nouveau, parce que c’est la chose qui se rapproche le plus, dans le monde humain, d’un grognement, et tu montres les dents.

- Ça t’arrive souvent de prendre les gens pour des cons comme ça ? C’est très désagréable et ça ne te fait pas vraiment honneur. Tu serais vingt-cinq pourcents plus tolérables si tu assumais tes conneries ! C’est tout de—

Tu arrêtes à nouveau de parler. Cette fois, parce qu’une douleur vive se répand dans ton crane et dans ton nez, et que tu sens quelque chose de chaud et de liquide rouler dans ta gorge. Quelque chose de liquide. Dans ta gorge. Quelque chose de liquide, dans ta gorge, dans ta gorge, dans ta gorge. Tu manques de t’étouffer avec ton propre sang. Tu n’es même pas consciente qu’il s’agit de ton sang, tu sais juste que c’est quelque chose de liquide et que ça prend trop de place dans ta trachée, dans ta cavité nasale, dans ta gorge. Tu essaies de lui signaler que tu as besoin, en fait, de t’arrêter. Tu portes ta main libre à ton cou. Tu vas crever, tu vas crever, tu vas crever.

- Quand j’irai mieux, je pense que je vais te faire bouffer le bouquin page par page.

Tu craches quelque chose par terre, quelque chose qui a un gout de fer, un gout que tu connais beaucoup trop bien et qui te donne la nausée. Tu sens quelque chose d’autre dégouliner sur ton menton et dégoutter de ton menton. Du sang. Qu’est ce que ça pourrait être d’autre.

Tu as compris toute seule que parler avec l’état de ton nez allait empirer la situation, merci beaucoup. Et puis le remercier il est mignon, pour qui il se prend ? Il s’excuse, avec un ton un tantinet moins faux que le reste de ses paroles. Mh. Peut-être qu’il ne t’a pas volontairement éclaté la tête dans un montant de porte. Ou une porte. Ou un mur. Tu ne sais pas dans quoi il t’a éclaté la tête.

- Parce que tu en as quelque chose à foutre de mes remerciements ou de ma politesse ?! Mon chat, tu te fous de ma gueule depuis tout à l’heure, je pense pas que des remerciements aient une quelconque valeur.

Il te colle quelque chose dans la main. Enfin, tu espères que c’est lui qui t’a collé ça dans la main, et pas un inconnu. Tu refermes les doigts dessus. Fin. Un mouchoir ? Tu ne sais pas exactement comment ça pourrait être utile. Tu dois te démerder pour le déplier d’une seule main. Etrangement, ton cerveau se concentre sur la tâche et tu en oublies momentanément de manquer d’air. Un banc derrière toi. Bien. Tu hoches doucement la tête. Tu n’es pas sure que t’asseoir sera suffisant, pas quand tu es en instance de malaise. Mais t’allonger serait le coup fatal qui propulserait ta conscience dans les limbes. Tu préférerais rentrer le plus vite possible à l’Académie, mais ton corps a sans doute besoin de cette pause. Tu te laisses choir sur le banc—pas la meilleure idée que tu puisses avoir, tu aurais pu tomber et c’en aurait été fini de ton éveil, et utilise tes deux mains pour replier le mouchoir et appuyer avec sur tes deux narines—tu ne sais pas laquelle déverse un flot continuel de sang, alors tu préfères ne pas prendre de gants. Tu presses ton pouce sur la narine droite, ton index sur la narine gauche, et places ton autre main sur le plateau du banc, pour garder l’équilibre.

- Non, je ne vois rien. Je ne sais pas si c’est parce que mon corps a besoin de sucre, ou parce que je suis en train d’hyperventiler, ou parce que je suis à moitié en train de perdre conscience. Tu sais, je ne suis pas assez stupide pour penser que tu dis la vérité. Si tu as réussi à te débrouiller pour piquer le bouquin de mon sac sans que je m’en aperçoive, tu peux réussir à le cacher de ton sac si je décidais de vérifier. Je suis plus énervée que tu me prennes pour une idiote que parce que tu as manipulé ma perception des événements et que je n’ai plus le bouquin en ma possession. Même si j’ai l’intention de le récupérer.

Tu tousses, parce que chaque mot prononcé entre plusieurs respirations irrégulières entasse plus de sang dans ta gorge, et parce que parler rend particulièrement difficile tes inspirations et tes expirations. Paradoxalement, encore, te concentrer sur les raisons pour lesquelles tu ne crois pas une seconde à son innocence de parade et les lui exprimer calme légèrement le rythme auquel tu avales l’air. Tu te concentres pour poursuivre. Tu as besoin de penser à autre chose qu’au liquide dans ta gorge. Tu as besoin, en fait, de penser à ce putain de bouquin, n’importe quoi sur quoi tu puisses reporter ton attention jusqu’à ce que la crise s’apaise et que tu puisses te relever. Tu arrêtes de faire pression sur tes narines pour voir si un caillot s’est déjà formé. Tu ne vois rien, tu ne sens rien non plus. Tu espères qu’il te signalera que le sang coule toujours si c’est le cas, mais tu n’y portes pas trop attention. Tu piqueras des fringues propres quelques part, plus tard. Tu n’accordais pas d’importance à ce chemisier de toute façon.

- J’avais pas prévu que ça arriverait ! je devais pas avoir de contact avec qui que ce soit, j’étais pas là pour ça ! et j’y peux rien si tu m’as forcée à être menaçante ! je le voulais vraiment, ce bouquin !

Tes mains se soulèvent pour souligner tes mots. Tu ne vois pas les gestes que tu fais. Tu sais juste qu’elles bougent, comme à leur habitude pour accentuer tes propos. Elles sont revenues à une température corporelle naturelle, mais tu ne peux pas t’empêcher de les ramener sous tes cuisses, au cas où. En un sens, il a raison : tu ne peux pas te permettre de perdre le contrôle de la sorte hors des murs de l’Académie. D’un autre côté, tu ne peux pas non plus éternellement y rester enfermée : tu as besoin de récupérer de quoi t’habiller, de quoi lire et de quoi travailler, et ce genre de choses ne se volent qu’en dehors de l’Académie : tu as des principes par rapport à tes compagnons mages, et ils excluent le vol. Tu sais que la solidarité entre mages est la seule solution pour une survie durable.

- Je préférerais rentrer. Tu peux m’abandonner une fois qu’on aura passé les grilles, je retrouverai mon chemin moi-même.

C’est faux. Si tu essaies de t’orienter toute seule dans ces bâtiments que tu as si peu fréquentés, tu finiras par t’écrouler dans un buisson et tu mettras probablement le feu à la pelouse.

Tu ne sais pas quoi faire de ton mouchoir imbibé de sang. Tu acceptes le second sans un mot, et essaies d’imaginer l’étendue des dégâts. Quelque chose de chaud sur tes cuisses s’est rapidement refroidi, tu en conclus donc que du sang a coulé sur ton jean. Pas que ce soit une grande perte, les vêtements que tu portes sont tout juste basiques et manquent clairement de gout, mais tu n’as qu’une garde-robe limitée et préférerais éviter de gaspiller inutilement des vêtements qui pourront être utile jusqu’à ce que tu trouves un moyen d’obtenir les vêtements que tu mérites réellement de porter. Tes mains sont collantes, poisseuses. Il fallait s’en douter, tes paumes sont probablement recouvertes de sang. Tu pourrais lui demander d’utiliser la bouteille d’eau qu’il a mentionnée pour te laver les mains, mais le contact d’un liquide froid, alors que tu ne vois absolument rien risquerait de faire surgir des souvenirs qui ne feraient qu’empirer la situation. Tu vas devoir te faire à l’idée que tu seras sale et le resteras, au moins jusqu’à ce que tu retournes dans ta chambre. Splendide. Tu es aussi capable de sentir que tes poignets et tes avant-bras ont été touchés : le sang a surement roulé entre tes doigts pour dégoutter de tes coudes. Quel plaisir. Il ne devrait pas y en avoir ailleurs, mais tu ne peux pas l’affirmer avec certitude. Pendant que tu essaies de t’essuyer le bas du visage et les mains, tu entends Eugène qui farfouille dans ses affaires. Est-ce qu’il est en train de chercher sa bouteille ? tu te crispes immédiatement. Devoir te débarbouiller était un exercice sur lequel tu étais suffisamment concentrée pour que tes respirations s’allongent, mais l’inquiétude qu’il t’arrose sans te demander ton avis recommence à saccader ton souffle.

Comme il se remet à parler, tu en conclus qu’il n’a pas l’intention d’utiliser sa flotte. Bien. Tu essaies de t’accrocher à cette information comme tu peux, pour arrêter la nouvelle vague d’angoisse qui te bouffe la gorge.

- Je suis… Je suis surement assez solide pour marcher sans aide. Je vais juste avoir besoin que tu me guides.

Tu devrais pouvoir t’orienter au son de sa voix. D’un autre côté, il t’a fait te manger une porte alors qu’il te soutenait, ce qui ne te donne pas un grand espoir en ses capacités de guide. Il n’est pas assez impliqué émotionnellement dans ta situation pour en avoir grand-chose à secouer, que tu te prennes les murs. C’est un problème auquel tu ne sais pas comment remédier : s’il gère la situation avec autant de froideur, tu ne vois pas très bien comment l’aider à se sentir impliqué dans ton bien-être. Tu vas devoir marcher doucement, pour t’assurer de ne pas te prendre de murs ou du moins, pas trop violemment. Alors que tu as hâte de rentrer chez toi, tu vas devoir avancer à pas mesurés. Parce que monsieur ne fait pas attention à ses semblables lorsqu’ils sont visiblement en situation de faiblesse. Quel personnage charmant.

- Je pensais que c’était un tour de passe-passe, mais si tu dis qu’il n’y a eu aucun contact ce doit être plus simple que ça… La magie reste ma meilleure option. Un transfert d’objet d’un endroit à un autre. J’ai eu le livre dans les mains, j’ai senti son poids dans mon sac, mais j’ai perdu cette sensation sans m’en apercevoir. Tu peux déplacer les objets dans l’espace sans avoir de contact avec ? C’est une théorie. Je ne connais pas ton pouvoir. Mais la téléportation, pourquoi pas. Après tout, les non-mages ont réussi à la reproduire, ce n’est pas si idiot comme hypothèse.

Bien sûr, c’est en partant du principe qu’il a dit la vérité. Pour l’instant, il a surtout l’air de jouer avec les mots : il admet presque avoir le livre en sa possession mais nie l’avoir pris de ton sac. Il n’y avait qu’un seul livre sur le présentoir et tu ne l’as pas vu le prendre quand il est passé devant ; tu as pris le livre, tu es sortie et entre temps il s’est volatilisé. Ce n’était pas le couple non plus. Il est sorti en même temps que vous. Tu restes certaine de ton instinct, celui qui te cries qu’il est responsable. Maintenant, comment il aurait fait ça… tu es futée, c’est vrai, mais tu n’as pas la science infuse et tu ne sais pas jusqu’où s’étendent ses pouvoirs, ni leur effet. Ta théorie est loin d’être parfaite, mais difficile d’avancer mieux lorsqu’on n’a aucune information factuelle, simplement les résultats d’une expérience empirique et subjective. Tu es curieuse d’obtenir la bonne réponse, désormais plus intéressée par son modus operandi que par la récupération du livre en elle-même (tu l’auras, tu le sais).

- Je préfère éviter les locaux de l’infirmerie. C’est pas le meilleur endroit pour se réveiller après une crise de panique. Mais…

Tu sens déjà que ça va pourrir la vie de tout le monde. La tienne, mais la sienne aussi, et il ne va pas manquer de te le faire ressentir.

- Je ne me souviens plus du numéro de ma chambre. Et comme je ne vois absolument rien, je serais incapable de naviguer dans les couloirs et de la reconnaître. J’ai probablement besoin de sucre pour retrouver la vue. Une idée de la procédure à suivre ?

C’est vrai que la situation est désagréable. Mais il a cherché la merde avec le bouquin, et maintenant il n’a plus qu’à assumer.  

Tu commences à sourire ; la conversation devient intéressante et te détourne des craintes qui te bouffent l’air. En plus de ça, il admet enfin sa participation dans la disparition du Agatha Christie. Tu n’as jamais eu l’occasion de t’intéresser aux types de magie différents, avant ton arrivée à l’Académie. Tu ne peux qu’imaginer leur variété et leurs effets possibles. De fait, il t’offre de résoudre un puzzle mental qui allie logique et magie, quelque chose d’encore assez nouveau pour toi. Il coupe ta réflexion avec sa réponse un peu brutale. Mh, chaton. Tu as fait preuve de politesse en lui posant la question, tu avais l’intention de lui donner l’impression qu’il avait le choix. C’est son problème, s’il n’apprécie pas ton bon geste. Evidemment, que tu attendais qu’il te propose de te poser chez lui en attendant que tu retrouves la vue. Tu n’es pas idiote, tu le lui as déjà montré. Tu étais juste polie, quelque chose qui lui fait clairement défaut. Tu prends une inspiration chevrotante. Au moins il n’est pas entièrement perdu, il te donne du fil à retordre avec le casse-tête qu’il te pose. A défaut de se sentir impliqué sur le plan émotionnel, il a le bon gout de te changer les idées et détourner ton esprit de ta perte momentanée de contrôle. Tu hoches la tête et te lèves pour lui indiquer que tu es prête. Tu n’es clairement pas dans ta plus grande forme et tu ne vas pas le suivre en courant, mais tu peux te lever et tu peux marcher. Ta perte d’énergie a momentanément été stoppée par la pause que vous avez faite. Même si tu ressens toujours cette sale impression de brûler et de geler à la fois, et que tu as la nausée ; tu ne vas pas vomir, c’est juste le malaise qui se prolonge.

Tout droit pour le moment et il n’y a rien sur la route. Bon. Tu hoches la tête et commences à marcher droit devant toi. S’il te laisse te prendre une grille, tu la lui feras bouffer quand tu auras retrouvé la vue. Pour l’instant, tu te contentes de mettre un pied devant l’autre en espérant marcher droit.

Tu n’as pas eu le livre dans les mains. Tu essaies de continuer à avancer, tout en réfléchissant à cette révélation. Tu ne l’avais pas interprété comme ça, non. Tu partais juste du principe qu’il te mentait. Puisqu’il a l’air de se prêter au jeu, tu accordes un peu plus d’attention à ses paroles et accepte de suspendre ta méfiance quant à ses explications. Pour l’instant, et parce que tu veux résoudre l’énigme. Pas parce que tu as décidé de le croire ou de lui faire confiance. Tu n’es pas assez naïve pour ça, pas quand il t’a menti éhontément il y a moins de dix minutes.

- Je ne l’ai pas eu dans les mains ? Il n’y a qu’une explication dans ce cas, c’était un mirage. Un mirage très bien construit, parce qu’il avait le poids d’un livre, et la texture qui allait avec. Mais … Mh, si, tu es obligé de l’utiliser sur les clients, pas uniquement sur les vendeurs, au cas où quelqu’un te dénonce. Et pour les utiliser, quand tu pars avec les objets dans ton sac. Malin. Plus efficace que ma méthode, en plus. Agaçant, en revanche. J’avais l’intention de l’utiliser, le bouquin.

Tu te demandes pendant quelques secondes s’il pourrait être responsable de ta cécité. Mais tu balaies rapidement cette éventualité : c’est juste une des étapes du malaise. Tu n’avais jamais essayé de lutter pour rester consciente, ça ne doit pas être complètement normal, c’est peut-être lié à l’utilisation de ton pouvoir, mais c’est surtout le contrecoup de la panique et de l’hyperventilation. Et probablement le karma, un peu. Parce que tu comptais l’embarquer sans payer, le bouquin. Tu es un peu plus tranquille, maintenant que tu as une réponse satisfaisante à ta question. Ton sourire s’élargit un peu.

Il a raison : s’il s’agissait simplement d’un mirage, le dispositif n’aurait été que visuel. Or tu as pu sentir le poids de l’ouvrage dans tes mains. Si tu n’avais pas été pressée par les regards et l’urgence de sortir avant d’être repérée, tu aurais peut-être pris le temps de sentir l’ouvrage—c’est quelque chose qui t’avait tellement manqué, l’odeur des livres neufs ou anciens, l’odeur du papier et de l’encre. Pas un mirage. Plutôt une illusion, le mot serait mieux choisi parce qu’il implique plus d’un sens. Et il t’interroge sur ta propre façon de procéder. Tu n’as malheureusement pas la même amplitude d’action que quelqu’un capable de fabriquer des illusions—tu as tellement de questions à ce sujet ! combien de personnes peut-il manipuler ? pendant combien de temps ? A quel point ses illusions sont-elles réelles pour un œil entrainé ? Est-ce un pouvoir qui manipule le cerveau des autres ? Tu t’efforces de te concentrer sur la question qu’il t’a posée. Ton modus operandi… Tu hausses les épaules, c’est vrai que tu n’as pas donné le meilleur de toi-même pour ce coup. Un bouquin, visiblement cher, fourré dans le sac… Tu as fait preuve de plus de subtilité.

- Ça dépend pas mal des circonstances. Dans une librairie, c’était la première fois. Je me concentre généralement sur de petits objets et j’utilise les gens autour pour me couvrir. Glisser un antivol dans les affaires de quelqu’un qui sort et me sauver pendant qu’ils désactivent les alarmes, ça marche généralement plutôt bien. Parfois je crame juste les antivols, mais pour un livre je ne voulais pas prendre le risque. Je comptais surtout profiter d’être abordée par le vigil pour déclencher une alarme incendie et faire disparaitre le bouquin le temps qu’il revienne. Profiter de la panique ambiante.

Tu es à la fois ravie d’en apprendre plus au sujet de son pouvoir, et déçue de ne pas pouvoir reproduire ce que tu pourrais apprendre de ses méthodes de chapardage. Tu imagines sans trop de peine qu’il ne perdrait pas de temps à utiliser des techniques compliquées alors qu’il peut se contenter de faire germer le doute dans l’esprit de ses victimes. Dommage. Mais c’est l’occasion de s’intéresser à un type de magie différent du tiens, ce qui n’a jamais vraiment été possible auparavant. Peut-être que votre rencontre sera plus intéressante que prévu. Tu portes tes mains en avant, incertaine qu’il te tienne effectivement la grille. Tu prends le temps de t’assurer que tu ne mangeras pas de métal avant de recommencer à marcher plus rapidement. Aussi rapidement que possible quand son taux de sucre est au sol et qu’on ne voit rien.

- De quoi es-tu capable, au juste ? Tu es un mage noir, si je ne m’abuse… ta magie est liée au cerveau des gens… à quel point tes illusions sont-elles solides ? Est-il possible de se rendre compte qu’on est le sujet d’une illusion pendant l’illusion ? Est-ce que tu pourrais me donner l’illusion d’avoir retrouvé la vue pour me guider, par exemple ? Je demande pas ça pour que tu le fasses, juste pour savoir si ton pouvoir a cette étendue. Est-ce que tu peux faire autre chose que créer des illusions ? Par exemple créer de faux souvenirs ?

Tu poses des questions un peu trop personnelles. Le plus amusant sera d’ôter tes chaussures sans utiliser tes mains, alors qu’elles sont lacées et que tu n’as pas envie de les abimer en étalant du sang dessus. Une véritable partie de plaisir en prévision. Tu lèves le nez dans la direction de sa voix, arques un sourcil et pinces les lèvres. Merci chaton, mais tu as un minimum de manières. Tu n’avais pas l’intention de foutre les doigts partout avant d’avoir pris le temps de te débarbouiller, pour qui il te prend au juste ?

- De toute évidence. Tant que tu me guides jusqu’à la salle de bain, je me laverai avant de toucher quoi que ce soit, cela va de soi. Je ne sais pas le genre de personnes que tu fréquentes, mais j’ai personnellement été élevée avec un minimum de manières et j’ai une hygiène décente.

Tu n’apprécies pas l’idée de ne pas renvoyer cette image. Certes, tu n’as pas encore les moyens de réellement afficher qui tu es au travers de tes toilettes, mais en ce qui concerne la prestance et la présentation, tu as fait de nombreux progrès pour recommencer à te tenir droite et à retrouver ton maintien post-inferno.