On aurait pu croire, sur une forme particulière de malentendu qu'une personne sans famille, avec un nombre assez réduit d'amis et une vie sociale somme toute minimale aurait la possibilité de pouvoir se reposer tranquillement pendant la période des fêtes de fin d'année : assez peu de cours, pas 15 000 cadeaux à préparer, vraiment, une bonne ambiance de repos.

Mais ce serait oublier la règle numéro un de mon existence : Si je prends une décision, l'univers se réarrange pour me briser les gonades.

Et depuis quelques mois, l'univers a décidé de gagner massivement en fourberie, en utilisant une adorable bouille à laquelle je ne peux pas dire non.

Ingi, je t'aime, mais tu seras ma perte.

Car, non seulement je dois trouver des cadeaux pour lui et mes chers colocataires (qu'il faudrait que je recroise, un jour ou l'autre, sur un malentendu), ce qui, au vu des personnalités de chacun n'est PAS UNE MINCE AFFAIRE, mais en plus, l'autre réincarnation turquoise d'Odin a décidé de m'inscrire au secret santa de l'école, pensant que ça serait amusant.

Spoiler : ça ne l'est pas.

Et comme un malheur n'arrive jamais seul, je dois aussi taffer sur les cadeaux des autres. Bon, sur ce point-là, c'est surtout que j'ai vu ce que donnaient leurs compétences artistiques et il en va de la réputation de ma coloc' que j'intervienne pour sauver l'esthétique globale de leurs projets.

Un jour, j'attacherai Ingi à une chaise et il subira le cours le plus long possible sur la théorie des couleurs parce que son arrangement de bougies n'était acceptable dans aucun univers envisageable.

Mais revenons-en au problème majeur. Il faut que je trouve un cadeau pour Astrid. Qui est Astrid, me demanderez-vous ?

Cette question a deux réponses, preuve que vraiment personne ne souhaite que je passe un bon mois de décembre.

Première réponse : l'une des coloc' d'Ingi.

Deuxième réponse : the fuck if I know.

Je vois qui c'est, il est possible que je lui aie dit bonjour un certain nombre de fois avant d'aller... Réviser avec Ingi, mais alors en termes de personnalité et de goûts, j'peux tenter de deviner aux fléchettes, j'aurai plus de chances. Ah, et elle fait partie des traumas de Leoska, donc ses nuits sont pas giga paisibles, je connais mieux ses moments de pls que ce qui lui ferait plaisir.

J'offre quoi à quelqu'un dont tout ce que je connais, ce sont les souffrances enfouies et dissimulées ? Un livre de psycho sur la gestion des traumatismes ? Des somnifères ayant la particularité de ne pas générer de rêve ? Des boules quies pour que je puisse jouer au docteur avec mon copain sans la réveiller ? Un coup sec derrière la nuque pour abréger ses souffrances ?

Pourquoi la dernière option m'a l'air d'être la plus viable ?

Et Ingi n'est d'aucun soutien : "Tu devrais laisser parler ton coeur, lui communiquer ce que tu ressens, l'esprit de noël, la magie des fêtes !"

J'vais communiquer mes phalanges à haute vitesse, un jour, mon amour. Méfie-toi.

Bon, baaah, j'vais faire l'un des rares trucs que je sais faire, une peinture...

Un portrait d'elle, mettant en avant ce qui pourrait être considéré comme ses qualités physiques (manifestement pas mon type, mais manifestement mon type, c'est les balafrés aux cheveux bleus qui prennent un malin plaisir à me foutre dans des situations improbables, c'est très spécifique), un sympathique jeu de couleurs dans le fond, basé sur les vagues éléments de décoration de sa chambre qu'Ingi a été capable de décrire. J'fais c'que j'peux avec l'aide que j'peux. Et j'suis VRAIMENT PAS AIDÉ.

Une fois mon très joli portrait fini, je l'emballe, je fais en sorte que le gremlin bleu soit occupé ailleurs, parce que quitte à me taper la honte, autant ne pas le faire devant lui et je me dirige vers cette colocation à un horaire où Astrid est censée être seule. Je toque à la porte et en prévision de la réponse que j'aurai certainement, j'entame directement le dialogue.

"Salut Astrid, je sais qu'Ingi n'est pas là, c'est toi que je viens voir. Joyeux noël !"

J'lui tends mon cadeau. Je lui parlerai de ma deuxième idée plus tard, elle va être un peu compliquée à expliquer.

A peine le cadeau donné, les remerciements faits, je me fais mettre à la porte.

Bon, j'avais pas spécialement vocation à passer l'après-midi avec elle, de toute façon.

J'avais bien cette autre idée, mais, well. Je lui en parlerai une prochaine fois.

Ou, plus simple encore, je lui écrirai. C'est un peu gênant d'en parler directement, au final.

Je rentre à la coloc', me pose à mon bureau, sors une jolie carte et commence à écrire.

"Bonjour, Astrid.

J'espère que le tableau t'a plu. Je ne pense pas que ça soit mégalo de l'afficher dans ta chambre, juste un rappel de ce à quoi tu peux ressembler dans les yeux des autres, en espérant que tu apprécies ce que tu y vois.

En fait, j'ai un autre cadeau à te proposer. Un cadeau que, tout comme le premier, tu es parfaitement en droit de refuser s'il ne te convient pas.

Je ne sais pas à quel point tu connais ma magie. Je peux construire et modifier les rêves des gens qui le souhaitent.

Je sais que tu ne vis pas forcément une période très facile, donc, voilà ce que je voulais te proposer : Un rêve, n'importe lequel, dans n'importe quel contexte, quand tu le souhaites et aussi longtemps que tu le souhaites. La perception temporelle dans les rêves étant fluctuante, je peux probablement faire durer ceci assez longtemps.

Tu déciderais de ce que tu souhaites, je viendrais mettre en place tous ces détails et m'en irait, on mettra en place un signal si tu as besoin d'aide ou souhaite arrêter.

Je te laisse me recontacter quand tu le veux si c'est quelque chose qui t'intéresse.

Ton secret santa, Elias."

Une fois la carte rédigée, je m'en vais faire une sieste parce que j'ai un joli lit magique et que ce serait con de pas en profiter.

Puis Ingi est censé passer ce soir et il est possible qu'on ne dorme pas beaucoup...

La carte devrait trouver son chemin vers Astrid, dans sa boîte au lettres ou glissée sous sa porte, selon les envies de mon amoureux.

Après, est-ce qu'une réponse me parviendra, ça ne dépend plus de moi.

J'étais tranquillement en train de faire des dessins préparatoires pour une future peinture, posé, au calme, dans une salle d'art miraculeusement vide quand UNE FURIE DÉBARQUE ET COMMENCE À HURLER.

Manifestement sur moi, vu que, petit rappel, je suis seul et étais enfin tranquille.

À la chevelure rousse, je reconnais Astrid.

J'en déduis que ma carte ne lui a pas plu.

"- Toi ! D'où tu connais ce que je vis ! Je t'interdit de t'approcher de mon esprit ! Occupe toi de tes rêves, avant de vouloir bouger la vie des gens ! Je n'ai besoin de personne et surement de toi !"

Mais chaton, j'en MEURS D'ENVIE, de m'occuper de mes rêves et de ne pas m'intéresser à ceux des autres.

Le problème, c'est que vous n'avez AUCUN CONTRÔLE et que vous me hurlez vos traumas à la gueule.

Sérieux, ça devient lourd, de gérer les PTSD de cette école.

Ça devient vraiment lourd. Littéralement lourd. Physiquement lourd.

Mon poids est en train d'augmenter sensiblement. C'est elle, n'est-ce pas ? Qui d'autre.

Ça devient douloureux et la salle semble assez peu apprécier cette débauche de magie gravitationnelle.

Elle m'attaque. J'y crois pas.

J'ai vécu des situations improbables dans cette école, des rencontres peu agréables, des gens pas respectueux et même un raton-laveur jaloux.

Mais c'est la première fois qu'on m'attaque directement.

Et ça m'énerve.

Ho, j'utilise ma magie en continu depuis mon arrivée ici, ça fait 10 ans que je me tape les cauchemars de tout un dortoir et j'ai un Elinson comme petit ami.

QUI CROIS-TU ATTAQUER ?

Mon premier réflexe n'est pas le bon, je le sais. Je m'en rends compte au moment de le mettre en oeuvre. Trop tard, c'est pour me soulager plus que pour régler la situation.

J'utilise ma magie, j'envoie dans l'inconscient d'Astrid une peur, celle qu'on ressent quand on fait face à un vrai prédateur, bien plus puissant que soi. Celle où le réflexe combat ou fuite se modifie. Se transforme en fuite ou paralysie.

"Relâche-moi. Tout de suite."

Ça ne dure qu'une seconde, une seconde qui n'aurait jamais dû avoir lieu, je suis censé avoir un meilleur contrôle, ne pas répondre par la violence. Mais j'ai encore beaucoup à apprendre, il semblerait.

Je change le message. J'envoie un sentiment de sécurité, l'impression d'être chez soi.

"Astrid, je suis désolé si mon message t'a blessé. Je sais que c'est compliqué comme situation, mais on peut en discuter. Calmement. Je n'ai jamais regardé le contenu de tes rêves, je sais juste que ton sommeil est agité, comme celui de beaucoup d'élèves. Mon pouvoir est passif, sur cette information. Je n'ai jamais voulu t'espionner."

Comme si m'inflitrer dans ses rêves était ma grande passion... J'ai autre chose à faire de mes nuits, vois-tu ?

"Je comprends que tu aies vu ça comme une intrusion, et je m'en excuse profondément. Mais qu'essayes-tu d'accomplir en m'attaquant ici ? Quel est ton plan, dans 5 minutes ? Dans 2 jours ? Je t'ai proposé une aide, si tu ne la veux pas, refuse-la, simplement. Mais ne t'avise pas de m'attaquer, ça ne conduira à rien de bon."

Ça m'apprendra à vouloir aider des gens avec ma magie, tiens. C'est pour ça que je ne fais ça qu'avec des enfants, en temps normal.

Si cet échange ne s'améliore pas très vite, les nuits dans la coloc' d'Ingi vont devenir tout de suite beaucoup plus tendues.

Elle a eu peur.

Elle a crié.

Je lui ai fait peur, puis l'ai rassuré, j'ai brisé son élan, remis en doute les convictions qu'elle avait en entrant ici. C'est presque... Grisant.

Je lui laisse le temps d'assimiler ce qui vient de se passer, ses choix et leurs conséquences.

- Ok, t'aurai du être plus claire. Je veux pas de ton aide.

Oh honey, ton accès à mon aide a été révoqué à la seconde où tu m'as attaqué. Ce qui est en négociation, désormais, c'est ton accès à ma clémence.

Pendant dix ans j'ai vécu avec vos cris dans mon esprit. Toutes ces nuits où je sens vos peurs les plus enfouies, vos rêves inaccessibles.

Dix ans.

Dix ans à m'effacer, à soutenir en silence les enfants de Leoska. Dix ans, ignoré, seul.

Et le seul jour où je décide de prendre les devants, de proposer mon aide en personne à quelqu'un qui en a manifestement besoin, qui vit dans le même appartement que mon petit ami, qui a l'air aussi abandonnée que moi, J'AURAIS DÛ ÊTRE PLUS CLAIR ?

C'est ça, ce qui te sert d'excuse après m'avoir attaqué, ici, dans l'un des rares endroits de calme que j'ai dans l'entièreté de cette école ? Je suis responsable du fait que tu aies essayé de me blesser car MA PROPOSITION D'AIDE, décrite EN DÉTAILS, avec TOUTE POSSIBILITÉ DE REFUS explicitée, n'était PAS ASSEZ CLAIRE ?

Oh, Ingi Elinson. C'est ce que toi et ta famille, vous vous efforcez à supporter, chaque jour, depuis des générations. Vous êtes des anges et je n'ai pas votre patience.

- Je ne te dérangerais plus alors.

"Déranger", bel euphémisme. Et, en effet, c'est un minimum.

Mais dois-je vraiment laisser partir quelqu'un d'aussi instable ? Qui sera le prochain, blessé parce qu'elle aura mal compris une tentative d'aide ? Elle vit avec Ingi. Le connaissant, il essayera de faire quelque chose et ça se retournera contre lui.

Je peux laisser passer beaucoup de choses, je peux me contrefoutre de centaines de problèmes flagrants dans cette académie du chaos.

Mais.

Elle vit avec Ingi.

- Attends. Avant que tu partes. Car tu vas partir de cette salle et ce sera certainement notre dernier échange. Nous sommes dans une académie de magie. Cette académie regroupe différents types de personnes, avec différents types de magie. Certaines magies permettent d'accéder aux faiblesses des gens. Certaines personnes en profitent pour faire du mal. J'aime à penser que je ne fais pas partie de cette dernière catégorie.

J'en profite pour arrêter d'émettre le sentiment de sécurité. Je ne provoque plus rien, mais la simple variation que ça cause devrait porter un peu mon message.

- Mais si tu veux réellement arrêter d'être vulnérable. Arrêter d'être faible. Si tu veux te protéger de ces gens. Change de méthode. Tu vois bien qu'attaquer dans le vide ne mène à rien. Si tu veux garder tes problèmes pour toi, apprends à te protéger, à VRAIMENT te protéger. À bloquer tes pensées ou à gérer tes traumas, comme tu le sens. Je t'ai proposé une aide pour la seconde solution, mais ce n'est plus d'actualité. Trouve quelqu'un qui daignera t'enseigner ce que tu cherches, potasse des bouquins sur le sujet, fais ce que tu veux.

Là, je remets une petite dose de magie. L'opposé de celle d'avant. Un léger sentiment dérangeant, comme lorsqu'on n'est pas invité à un endroit et que les autres nous le font ressentir. Car c'est le cas.

- Mais il y a deux choses qui doivent être claires. Ne rejette pas tes faiblesses sur ceux qui les voient. Et je te déconseille effectivement de me "déranger" à nouveau. Moi ou quiconque de mon entourage. Maintenant, tu peux partir, si tu le souhaites. Et joyeux noël.

Me voilà seul dans la salle.

Seul, comme quelques instants avant, mais pourtant, beaucoup de choses ont changé.

Matériellement, évidemment. Les vagues de magie d'Astrid ont fait leur travail et une petite tempête magique a suffisamment ruiné cet endroit pour que ça en devienne un événement qui ne pourra pas être ignoré. J'espère juste qu'aucun projet n'ait été déterioré.

Mais les pots cassés ne le sont pas qu'au sens littéral.

Elle a perdu le contrôle, dans cette salle. Deux fois.

La première fois parce qu'elle avait mal compris ma proposition, l'a mal pris, s'est sentie épiée dans son intimité.

La deuxième fois parce que je lui ai fait peur.

Je me pose sur ma chaise, quelques secondes, pour souffler un peu. Il faudra que je passe un coup de balai ou d'éponge, quand même, avant de partir. Je sais qu'elle a précisé qu'elle viendra ranger mais...

Premièrement, y'a d'la peinture qui a volé, si j'attends que ça sèche, ça va être chiant, ça serait juste mesquin de laisser ça en l'état.

Deuxièmement, j'ai un certain status dans le club, j'ai donc une part de responsabilité sur ce qui s'y passe quand j'y suis.

Troisièmement... Je lui fais pas confiance. Enfin, voilà quoi. J'étais tranquillement en train de chiller dans mon club d'art, seul, elle arrive et m'attaque. Je peux pas lui faire confiance après ça.

Mais, merde. Je me sens mal. Et je me sens bien. C'est bizarre.

Je me sens bien parce que j'ai su me défendre, m'expliquer, qu'elle a manifestement compris des trucs dans ce que je disais et que j'ai consciemment utilisé la magie et que je suis arrivé à mon objectif. Puis elle s'est excusée. Y'a une évolution, j'imagine ?

Mais je me sens mal, parce qu'à la fin de l'échange, ELLE se sentait mal. Elle se sentait suffisamment mal pour perdre le contrôle de sa magie. Et c'est à cause de moi.

J'aurais pu faire mieux, beaucoup mieux. Ingi aurait sûrement fait mieux, l'aurait rassuré, aurait pu lui filer des contacts qui pourraient l'aider réellement. Il ne l'aurait probablement pas agressé en retour, en tout cas.

Et pourtant, est-ce que je VEUX faire mieux ? Est-ce que je veux ressembler à Ingi, essayer d'être la version la plus amicale possible de moi-même ? C'était quand même plaisant, d'avoir cet ascendant...

Y'a une petite sensation, au fond de moi, qui me dit de m'en foutre, de choisir les voies qui m'arrangent, en emmerdant les autres et je ne sais pas à quel point j'ai envie de la faire taire. Ingi ne serait pas d'accord, mais est-ce que c'est viable, de faire des choix uniquement pour correspondre au comportement d'une seule personne, fût-il mon petit ami et une personne merveilleuse ?


Je suis dans la même salle, sur la même chaise qu'il y a quelques minutes, mais il y a des pots cassés et j'ai peur de ne pas avoir envie de les réparer.