Début avril 2021, un soir de semaine

C'est le soir. Le repas vient d'avoir lieu dans le réfectoire et je suis de retour dans notre chambre, à profiter du petit temps qu'il reste avant le coucher.

Voilà quelques mois que je suis arrivée ... et je commence tout juste à atterrir. J'ai souvent l'impression de flotter dans un état second et cotonneux. Quand je suis dans cet état j'ai le sentiment que tout ce qui m'arrive arrive à une autre. Et ca me laisse étrangement indifférente. Ces états là sont heureusement passagers. Ils ne durent que quelques jours.

Les autres jours, comme aujourd'hui, j'oscille entre le plaisir de réaliser des tâches simples et rassurantes et l'anxiété face aux petits tracas du quotidien : Les devoirs, les résultats scolaires (pas vraiment vraiment bons) et mes difficultés à m'intégrer avec les autres. Des inquiétudes au final tout à fait normales pour une adolescente de mon âge j'imagine.

Les choses vont objectivement mieux pour moi. Je me suis familiarisée avec mon nouvel environnement. J'ai un endroit où dormir, on me nourrit et on me donne des uniformes à porter pour aller en cours. Porter l'uniforme me permet de donne l'étrange illusion d'être normale, d'être une simple élève parmi les autres. Si je devais porter mes haillons rapiécés, les autres verraient qu'il y a un soucis et je ne tiens pas à attirer ce genre d'attention.

Parlant de mes vieux vêtements ... c'est justement de l'un d'entre eux que je suis en train de m'occuper.  J'ai pu dégotter quelques aiguilles et du fil ... je m'en sers pour raccommoder une vieille salopette mitée qui a fait le régal des insectes de placard avant qu'on me la confie.

Habillée de mon vieux pyjama rose en pilou pelé, je suis assise en tailleur sur mon lit. Eclairée par mon chevet, je suis penchée et concentrée sur mon oeuvre. Reboucher les trous me permettra d'avoir l'air un peu moins cruche en portant ce vêtement. Si je continue de m'appliquer, j'arriverai sans doutes à pouvoir la porter pour ce week-end. Ce sera un progrès considérable qui méritera les quelques heures passées dessus.

Un petit saladier rempli de fraises trône sur mon bureau, laissées à dispositions de Nath. Je sais que ça lui fait plaisir que je ramène régulièrement des fruits.
Comme lui même rapporte beaucoup de choses de son club de cuisine, ca me donne le sentiment de participer un peu en contrepartie.  

Les fraises sont rouges, sucrées et juteuses. En un mot : parfaites. J'y ai veillé. Car mon voisin de chambrée ne le sait pas, mais pour produire des fruits pareils si tôt dans la saison, j'ai du faire appel à mon pouvoir. Ces petites séances de magie-jardinage me laissent avec un étrange engourdissement dans les membres. L'impression diffuse d'avoir coudes et genoux raides et douloureux.

J'ai un peu de difficultés à plier les articulations et mes phalanges sont légèrement douloureuses alors que je m'escrime à faire aller et venir mon aiguille à travers les couches de tissu.  C'est le contrecoups normal de mon pouvoir. Je me rigidifie, mes membres deviennent de bois. Au sens littéral. C'est désagréable mais ca finit toujours par disparaitre au bout de quelques temps. C'est un prix à payer pour ma bonne conscience et il me convient.

Accaparée par mon labeur, je mets quelques secondes à me rendre compte que la porte de notre dortoir vient de s'ouvrir. Je cligne des yeux et relève lentement le regard. Est-ce Natheon qui a trainé après le repas et qui s'en revient ?

Nathéon rentre. Chaleureux comme toujours. Et très vite ils engagent une conversation tous les deux.

Je n'ai le temps que de placer un timide.

-Salut Nath'.

Accompagné d'un sourire sincère bien qu'un peu timoré. Je ne suis même pas sûre qu'il m'ait entendue.

Il est plus doué que moi. Rapidement je me sens dépassée par l’interaction sociale qui est en cours. Elle lui donne son prénom : Aslynn. Je ne suis pas sûre qu'il existe une Sainte Aslynn sur le calendrier. Mon père aurait encore fait une remarque acerbe et peu agréable à ce sujet ... Mais par bonheur mon père est loin. Mais ses mots et sa brutalité rodent toujours à la lisière de ma conscience. Mais lui ne peut plus m'atteindre, c'est ce qui compte.

Je suis heureuse que Nathéon s'occupe d'elle. Il m'avait si bien accueillie. Je me demande quand même confusément ce que mon voisin de chambre a faitou dit  de différent pour qu'elle se présente à lui et pas à moi.

Je rentre un peu dans ma coquille et m'efface, comme souvent quand je me trouve au milieu d'autres camarades. Leurs éclats et leur spontanéité m'intimident beaucoup.   

Mais ne croyez pas que j'en souffre. Le rôle de figurante me convient. J'ai terminé d'aider Aslynn, alors je reste à les écouter. Avoir une nouvelle présence dans la chambre me fait plaisir. Que ce soit une fille avec nous me rassure.

Même si ca fait des mois, et que je commence à vaguement m'y habituer, j'ai toujours ce léger sentiment de gêne à l'idée de partager mon espace avec un garçon de mon âge.

"Seuls les gens mariés devraient dormir ensemble. Un homme, une femme." disait mon père ... (Vous voyez, je vous le disais ... ses leçons restent malgré moi gravées, quel que soit le recul que j'essaye de prendre dessus ... Des interdits, des jugements, des choses qui font souffrir et obligent à se conformer à une vision que lui possède. )

Alors j'essaye de reprendre mon travail de couture. Je prend ma salopette sur les genoux, je retrouve mon fil et ... ?

Mince .. mon aiguille ... ? Je tâtonne un peu du plat de la main dans mon lit pour la retrouver. Je l'ai perdue ... Ça me contrarie, c'était une bonne aiguille. Et je n'en ai pas beaucoup. Bon tant pis ... j'en reprend une autre et me remet à raccommoder de façon distraite. Mon attention est tournée vers la conversation qui se déroule.

"quel est ton pouvoir ?". C'est une question étrange qui ne doit exister qu'ici à Leoska.  Aussi banale visiblement que "Comment tu t'appelles ? C'est quoi ton âge ? Tu es en quelle classe ?"

Voir le souvenirs liés aux objets ? Comme c'est étrange. Je me demande ce que les objets autour de nous ont à raconter. Et ce qu'ils racontent précisément.

Moi me confiais à mes peluches autrefois. Cafteraient elles tous mes secrets si Aslynn leur demandait ? Le miroir de la salle de bain raconterait t'il qu'il m'a vue toute nue ? (Une pensée qui fait rosir quelque peu mes joues .. elle pourrait bien le faire ! Ici dans notre salle de bain !). Mieux vaut que je ne m'attarde pas trop à essayer de deviner les limites exactes de son pouvoir je crois ... je vais me faire des films.

Elle me pose des ensuite des questions ?  A moi ?? Ah !  Ca me prend par surprise ! Nathéon qui commence à me connaître prend le parti de répondre en premier.  Ca me laisse quelques secondes pour savoir quoi répondre.

-Oh heuh ... Je peux faire pousser les plantes ... et les bouger. Ils disent que je suis mage rouge mais ca me parait plutôt vert dans l'idée.

Je viens de la campagne. En Mayenne ... je me suis enfuie avant que les camions noires m'attrapent. Et heuh ... j'ai 14 ans ... je suis en seconde. Et mon plat préféré ... c'est ... heuh ...

Je baisse le nez, soudainement très embêtée. La vérité c'est que je ne sais pas quoi répondre à cette question. Je mange ce qu'on me met dans l'assiette. Vu que je choisis pas, pourquoi réfléchir ... ?  Je suis comme tout le monde .. je préfère les pâtes aux légumes ... les dessert aux plats ...

Je ne mange à la cantine que depuis quelques mois ... je n'avais jamais connu d'autre nourriture que celle de la maison avant. Et maman faisait à manger des choses traditionnelles. Des patates, des pâtes, de la viande, des légumes de notre potager ... on mange des légumes et des fruits de saison par chez nous.

Et soudain je me rappelle d'une chose que j'ai goûtée quand même une fois. Quelque chose de "mal". Des frites. De la sauce Ketchup. Et surtout, de la viande hachée dans un pain rond. Avec de la sauce, du fromage. un Hamburger ! Un aliment honteux, critiqué par mon père. Une "atteinte à la gastronomie nationale", un "impérialisme américain honteux". J'en ai goûté une fois, derrière son dos. J'ai mordu dans celui que m'avait proposé de goûter un camarade.

Le burger avait le goût délicieux de l'interdit. Ils en ont servi une fois à la cantine de Leoska. Et j'ai retrouvé cette sensation incroyable à la fois de transgression et de régal. Le voilà mon aliment préféré ! Celui qui me procurerait le plus de plaisir si on me le mettait dans l'assiette là maintenant.

..  J'adore les hamburgers !  J'annonce ça avec les yeux pétillants d'une étrange lueur. Zut à mon papa et à sa "Gastronomie de chez nous" ! J'ai le sentiment de lui faire un pied de nez magistral et ca me fait un bien fou !

J'en trépignerait presque sur place (Quitte à passer pour une fille un peu folle !) Je contiens mon excitation en prenant un de mes oreillers et en le serrant contre moi, ce qui me  donne une attitude plus ... posée.

Ce bref moment d'euphorie passé, je lève le nez vers elle et lui retourne simplement.

- ... Et toi ... ?