Je hais les vacances d'été.

Enfin, non, pas précisément.

Je hais le début des vacances d'été. Quasiment tous les étudiants sont à Leoska, mais il n'y a plus d'encadrement, rien de vraiment planifié. Donc c'est un n'importe quoi constant, à toute heure.

Ce qui fait que je ne peux pas aller dans les dortoirs sans croiser des gusses qui dorment en pleine journée. En pleine nuit aussi, mais c'est plus courant.

Du coup, je me retrouve à devoir me balader dans le campus, sans pouvoir me poser dans ma chambre.

J'ai essayé de me poser à la tour d'astronomie, cette nuit.

Ce fut... Une mauvaise idée.

Disons qu'il y a des élèves qui ont d'autres activités nocturnes que le sommeil et que la tour d'astronomie a l'air de leur offrir un décor sympathique.

J'ai donc erré pendant des heures dans les couloirs de Leoska, enveloppé dans un plaid, faisant à peu près gaffe à ne pas aller dans des zones interdites, histoire de pas me faire emmerder par les patrouilleurs.

Bref, une nuit passionnante, s'il en est.

J'ai bon espoir de pouvoir me trouver une occupation quand le matin arrive, que quelques trucs commencent à ouvrir.

Et j'espère surtout pouvoir mettre en place un moyen d'occuper réellement mes nuits, sinon, je pense crever d'ennui avant la fin de la semaine.

Ah, mon téléphone vibre. C'est déjà un petit événement en soi, pour plusieurs raisons.

J'ai pas des masses de contacts, avec qui j'ai pas des masses de conversations, donc recevoir un message, c'est rare.

Ça veut aussi dire que quelqu'un est réveillé, la nuit est donc en train de se terminer.

Il se passe *quelque chose*. A ce point, je sais pas ce que c'est et je m'en fous. J'veux juste m'occuper.

Ah, c'est le groupe messenger du club d'art. J'parle pas à grand monde, là bas. Bon, ça dit quoi ? C'est Oris qui l'a envoyé.

"Yo la team! J'ouvre la salle tôt ce matin. Déso pour les genre qui ont les notifs. XOXO"

Oh, oui, pitié, merci Oris. Ouvre la salle, fais quelque chose, AMUSE-MOI.

Bon, faut pas trop en demander. J'vais déjà y aller et essayer de peindre un peu. Un arbre, probablement. Orange, forcément.

J'arrive dans la salle du club, Oris est déjà à l'oeuvre, dansant/peignant au rythme d'une musique... Factuellement trop dynamique pour moi. Well, c'est le prix à payer, j'imagine.

Le président du club m'est relativement sympathique. Par cela j'entends que je n'éprouve pas quoi que ce soit de négatif envers lui. Je passerai probablement pas ma vie avec, il dégage et dépense bien trop d'énergie pour moi juste en existant.

Mais là, après une nuit à parcourir Leoska comme un fantôme perdu, c'est probablement ce qu'il y a de mieux pour moi.

Je sais pas précisément ce qu'il peint, par contre. Les couleurs choisies sont... Particulières et les formes pourraient supporter quelques détails supplémentaires pour qu'on comprenne ce qui se passe.

Après, si ça lui plaît, j'vais pas juger.

"Salut Oris, je pense m'installer ici pour la matinée, ça te dérange pas ?"

Je dis ça plus par politesse que pour réellement rechercher son avis sur la question, son message semblait être une invitation et au niveau d'ennui qui m'habite, j'emmerde activement toute personne se mettant entre moi et une activité.

J'en profite donc pour moi aussi mettre en place de quoi peindre. Je prends une toile 100x73, que je pose en portrait. Ça devrait me permettre de faire un arbre d'une taille honorable.

Bon, maintenant, les peintures...

Si j'avais pu choisir quelle magie j'utilise, clairement, j'aurais opté pour une forme d'arrêt temporel, histoire d'être au calme, là, maintenant, tout de suite.

Ou la possibilité de faire une bulle de silence, comme Mme Delaunay, ça aurait été bien.

Pour résumer, Oris est en forme aujourd'hui.

Il me pose des questions à propos du cours sur le pointillisme. C'était... Flou. Ça partait dans plein de directions sans donner l'impression qu'il y ait des liens. Donc en soi, la thématique est respectée. Peut-être fallait-il regarder le cours de très loin ?

Puis vient la question de ce que je vais faire avec ma toile.

"J'ai une idée assez précise en tête. J'ai passé la nuit dans les couloirs, j'arrivais pas à dormir. Je crois que j'ai besoin d'un exutoire, y'a un truc qui veut pas partir de mes pensées, je vais essayer de le peindre pour que ça sorte."

J'en profite pour récupérer le matériel à peinture.

Je réfléchis à ce que je vais choisir comme couleur. Orange et doré, forcément. Du marron, sûrement. Des touches de bleu à quelques endroits.

Ça devrait être pas mal.

Je dégaine ma palette et commence à faire mes mélanges, oubliant peu à peu la salle où je suis, le monde qui m'entoure, la personne qui me parle...

Les teintes dansent devant mes yeux, tournent, fusionnent, les feuilles des arbres volent dans le vent et je pars dans mon imaginaire, dans mon monde.

"Ixdé on dirait de Freud mais c'est grave puissant ce que tu dit. Du coup je vais changer de mood musical sinon ça va ptet être tou powairfoul for you. Et puis j'ai fait les grandes idées de ma toile je vais tenter d'être un peu plus impressionniste."

Pas Freud, Oris. Jamais Freud. J'ai pas fait grand chose, pendant dix ans ici. Mais j'ai lu, j'ai réfléchi, je me suis renseigné. Et Freud, c'est un grand non.

Mais ce n'est pas le moment d'avoir cette conversation, n'est-ce pas ? Ni toi ni moi n'avons l'envie de parler de ça.

D'ailleurs, je n'ai pas l'envie de parler tout court. Ce n'est pas comme ça que je communiquerai. Et ce n'est pas vers l'extérieur que je veux communiquer.

La musique change, dans la salle. Moins exhubérante, elle pose un cadre plus calme. Elle pose une distance, entre Oris et moi.

Mais cette distance... Cette distance est un silence, une solitude. Une douleur.

Je devrais vouloir la réduire, cette distance, n'est-ce pas ? Mais j'ai autre chose à faire et pour cela, j'ai besoin d'une solitude. On ne peut pas être plusieurs dans mon monde, pas si je veux qu'il apparaisse tel que je le souhaite.

Il me faut la solitude sans la douleur, la distance sans le silence...

"Désolé, Oris, je vais mettre mes écouteurs, pour me concentrer. On comparera ce qu'on a fait plus tard ?"

Je n'attends pas la réponse, mes écouteurs sont déjà dans mes oreilles.

Le bruit, interne, la distance sans le silence...

Ma vue périphérique disparaît de la liste des informations importantes. Il y a moi, mon pinceau, ma toile. La musique me porte, mes bras s'envolent et les couleurs surgissent.

Le tronc, massif, solide, s'étend sous le pinceau.

Les branches, calligraphie de mon arbre, de mon âme, brunissent la toile.

Les feuilles, une à une, chaque teinte varie, s'harmonise. Elles tombent, s'envolent, restent sur les branches ou finissent à terre. Elles sont toutes là, à leur place. Je les connais toutes, je les ai créées.

Le ciel,

Le ciel...

Ce ciel est noir, mais il est teinté, subtilement. Une touche d'ambre dans sa composition. Très faible, en dégradé. Partant de l'astre qui, dissimulé derrière les feuilles, donne son reflet à tout ce paysage. Cette ambre, cette lune, baigne la scène de sa lumière.

Le temps passe sous mes mains qui s'agitent. Les couleurs s'accumulent, se mélangent, se posent, délicatement ou brutalement sur la toile.

Je vois les défauts, aussi, s'accumuler.

Ce tableau ne sera pas parfait. Mais il sera mieux. Mieux que les essais précédents.

Et peut-être que le prochain sera mieux, encore... Mais pour ça, j'ai besoin de temps, d'espace et de peinture. J'ai besoin du club d'art.

"Dis, Oris, tu penses qu'il serait possible de me laisser l'accès au club d'art pendant la nuit ?"

Les mots s'échappent de ma bouche et c'est lorsque ma phrase est déjà finie que je me souviens de la présence du co-président dans la salle.