L’art me fascine. C’est un mensonge, une imitation, une idéalisation et une altération de la réalité en même temps. Il transcende les perceptions, force à voir plus loin et en cela je m’y identifie ; je veux toujours voire plus loin. Et surtout, plus beau.

La peinture ne satisfait aucun besoin que l’on pourrait qualifier de matériel c’est vrai, mais l'appétit de mon esprit pour l’esthétique est démesuré. Et je suis doué pour trouver ma résonnance avec cette idée, pour développer les harmonies qui me plaisent.

C’est pour ça que j’aime les jolies fringues. Le maquillage. Les mensonges bien tissés de la représentation sur scène.  M’inscrire au club d’art, et de théâtre n’était pas anodin. Mais aujourd’hui c’est la peinture qui m’attire. J’en ai fait régulièrement depuis petite, pour m’évader lorsque mes parents devenaient trop assommants. Principalement de l’aquarelle ; j’aime l’élégance de ses pigments qui s’étendent en arborescence dans l’eau, ses voiles aériens de méduse. Je me débrouille comme une autodidacte assidue ; ce que je fais n’est pas parfait, mais je pense que les défauts de mes œuvres ont leur charme.

Mais l’école disposant de bien plus de matériel que ce que j’avais par le passé, c’est l’occasion de tester des techniques à l’huile. J’ai toujours voulu mettre de la texture dans la peinture, mais la légèreté de l’aquarelle ne permet pas de luxe.

J’ai amené du sable et des perles. J’ai envie de tenter une composition inspirée d’Aphrodite, un concept jaillissant de l’écume, donnant naissance à la beauté sous sa forme la plus pure et primaire. Les divinités sont souvent représentées humanisées, mais je trouve ça simpliste de tout transcrire à notre image. L’élégance et la splendeur couvrent un nombre de domaine bien plus vaste et plus fort que nos existences de sac de viandes passager. Et j’ai en tête de faire un hommage à cela, de le symboliser de façon plus abstraite, chimérique.

Oui, je suis inspiré aujourd’hui.

Mais il y a une personne dans le club. Difficile d’estimer son âge, on la dirait proche du mien et pourtant… Elle est sérieuse ? Et ce que c’est parce qu’elle est dans le club qu’elle a envie de se faire un petit tripe renaissance ou toute sa garde-robe à juste des siècles de retard ?

Je suis mitigé. Elle est complètement outdater. Mais elle est sublime, et ses habits complimentent son port altier.  La fashionista et l’artiste en moi se tirent la bourre pour savoir si je dois huer et moquer cet affront à la mode, ou applaudir l’harmonie audacieuse de ses choix vestimentaires et de son attitude. Jusqu’à ce que l’information la plus se fraye un chemin jusqu’au centre névralgique de mon être ; la tirelire de mon âme.

Et les pièces de sa tenue sont belles. Très belles. Et la qualité des tissus ne trompe pas.

Qu’est-ce que c’est que cette odeur ? Un excellent parfum ou…

Mais. Mais oui, je reconnais. C’est l’odeur du fric. Des pépettes. De l’argent.

Il faut absolument que je devienne la meilleure amie de son porte-monnaie, même si j’ai à me mettre à genoux pour cela. Ma fierté est une montagne, mais qui sait disparaître sous la surface de la Terre quand il s’agît de ce qui compte vraiment.

Fini le chantage, je sais qu’ici ça ne marchera pas. Mais j’ai une superbe gueule ; qui ne voudrait pas m’offrir des cadeaux fastes à la hauteur de ce que je vaux pour me voir sous la lumière du luxe ? Tous mes projets d’avenir, effondrer ou non nécessite de l’argent. L’entretien de ma personne aussi. C’est mon absolue priorité.

J’ai toujours eu peur que ce genre de projet tombe sur un crouton de mec, mais si je pouvais m’arranger pour me faire entretenir par un avion de chasse comme elle…. Ou plutôt un carrosse vu l’époque où elle vit. Mais ce n’est pas un problème.

Je pose mon sac en silence dans un coin de la salle, m’installe un chevalet un peu plus loin. Mes affaires déballées, je m’approche, happé par l’observation de son oeuvre. Franchement ? Quand quelque chose est splendide, il faut l’admettre, et sa peinture est d’une sacrée finesse. Avec des jeu d’époque très intrigants, entre le moderne et l’ancien. Aaah. Bien joué ma jolie, tu as réussi à me rendre curieuse.

« Salut. Excuse-moi, c’était probablement très indiscret de regarder, mais ta peinture est vraiment sublime. J’aime beaucoup la mise en lumière et surtout ton jeu de contraste, que ce soit celui des couleurs ou de l’époque. L’exécution est admirable. Comment tu t’appelles ? »
 

Ilenor. Ilenor, Ilenor. Un nom de famille n’aurait pas été de refus, pour voir s’il n’y avait pas un peu de célébrité, ou une petite particule qui traîne, mais soit. Pour elle je peux m’en contenter.

Mon approche n’était pas trop désastreuse et rentre dedans ; elle a l’air plutôt satisfaite des compliments que j’ai sélectionnés précisément pour être technique.

Elle semble heureuse de voir son art compris et apprécier. C’est vrai que son style est particulier, et il est certain que sans ses explications je ne peux en saisir tous les tenants et aboutissants. Cependant… Je préfère quand un artiste à son univers, même s’il est perché, que de me trouver face à des œuvres sans personnalité, c’est clair. Mais tu as l’air d’en avoir une de sacré, de personnalité, vu la place qu’elle prend dans ton esthétique générale… Mais tout ça, ce sont des questions que je garde pour plus tard.

Je range une mèche derrière mon oreille avec un léger rire qui se veut calculer pour être craquant. Je donne tout.

« Je m’appelle Muse. Alors, si tu recherches de l’inspiration, tu sais à qui t’adresser. »

C’était trop, peut-être ? On est à deux pas du « Ô Ilenor, soit mon Apollon et je serais tes 9 muses. Je serais ta Calliope lorsque ton esprit réclamera la splendeur des mots et ton Uranie lorsque tu trouveras des constellations parmi mes taches de rousseur. J’exalterais ton imagination avec la même passion, la même ferveur avec laquelle la perspective de ton compte en banque transcende tous mes sens. » Ce qui me parait… sobrement excessif. Pour ne pas devenir désagréable en l’envahissant, retourner installer mon chevalet ou je m’étire lascivement pour ne pas cacher la longueur souple de mon corps et mettre en avant à quel point je serais un sujet d’étude intéressant.

« Et je ne rigole qu’à moitié, ça ne me dérange pas de poser si besoin. »

À vrai dire je ne rigolais pas du tout, mais ça amène de l’autodérision à mon image, me rend moins inaccessible. Pour ce qui est de poser en revanche, j’essaie de m’attirer sa sympathie en titillant son âme artistique. C’est pratique d’avoir des collègues à disposition pour comprendre anatomiquement certaines poses, même à haut niveau. Et puis si je ne peux plus devenir modèle photo à cause de mon apparence, être modèle pour des peintres mages est une reconversion acceptable.

Sur ces mots, je sors un crayon sec pour délimiter grande partie de ma composition sur ma toile.

J’entends son léger soupir — malheureusement plus agacé que rêveur —. Mais ce n’est qu’une question de temps avant qu’elle ne s’entiche de ma gracieuse personnalité. Et lorsqu’elle se tourne vers moi, mon sourire s’élargit. Évidemment que je serais un modèle on ne peut plus convaincant. Je pose avec la même aisance que je respire. C’est naturel chez moi. Je sais comment bouger, m’arrêter, et quelles expressions font ressortir quelle énergie.

« Bien sûr que je suis d’accord. J’en serais même ravi, j’apprécie énormément poser pour les autres, que ce soit en photo ou en dessin. Du moment où tu me mets en valeur... Utilise-moi comme tu veux, si c’est au nom de l’art… »

Avec un léger rire, j’hausse les épaules d’un air entendu, d’artiste à artiste. Utilise-moi comme tu le désires, chéri ; si sur le long terme j’ai des retours financiers qui vont avec, on risque d’être très très très amies toi et moi.

Je me lève et place mon matériel de façon à ce qu’il ne tombe pas. Peut-être aurais-je le luxe de reprendre ma toile par la suite, mais il y as plus important pour le moment.

Je balaie la pièce du regard, l’explore. Il y a un canapé et quelques chaises dans la salle pour des personnes qui souhaite jouer les modèles. Les locaux du théâtre ne sont pas loin si on a vraiment besoin d’accessoire. Mais tout dépend de ce ses inspirations ; je serais d’ailleurs curieuse de les connaitre.

Je marche derrière le canapé en la regardant, le pas trainant, lascif, tout comme ma main qui l’effleure comme si on était dans une pub Poltrone Sofa.

« As-tu une idée de composition précise en tête, Ilenor ? Que je sache l’ambiance, l’expression et la pose que tu recherches ? »

Je sais pas si c'est sa tenu qui me pousse à agir comme un caméléon sociale, mais ça me transporte dans une ambiance très différente jusque dans mes propos et mon attitude. Beaucoup plus... Soutenu, élégante l'un des visage plus ancien de ce mots.

Que ? Elle vient de… de m’ignorer ? J’inspire longuement, ne retenant pas une expression outrée — parfaitement photogénique elle aussi, idéal pour une œuvre assez crue dans un style réaliste — qu’elle n’a pas le luxe de pouvoir étudier puisqu’elle me tourne le dos.

Très bien. On reste calme. Premier mantra : si le compte en banque est garni, on laisse passer les délits. Voilà. Il n’y a aucun spectateur à cet affront, ce n’est pas dramatique de laisser couler. Ça me laisse le temps de tester des pauses devant le miroir pour être au summum. Des trucs avec un rendu plus moderne, d’autres dans une ambiance un peu plus mystique.

De toute façon, Ilenor est une fille intelligente. Lorsqu’elle revient, elle sait parfaitement comment se faire pardonner puisqu’elle me dépose des offrandes dans les mains en parlant de faire de moi une déesse. Ok chéri, mais tu n’étais pas obligé d’en faire tant ? Mais continue de décrire à quel point mon physique correspond à une imagerie divine, je t’en prie, ça me plaît que tu me parles de moi. De la façon dont ton regard d’artiste m’interprète.

Honnêtement, le projet me plaît, et même si par malheur cette entrevue ne mène à rien d'autre qu’à la création d’un nouveau tableau… Je suis sincèrement curieuse d’observer le résultat.

« Parfait. Le projet me plaît, j’aime beaucoup ton univers graphique. Je vais me changer le temps de réfléchir à une pose. »

J’aurais été tenté de me changer directement sur place, mais le profil d’Ilenor requiert de la subtilité, je pense que le manque de pudeur m’aurait fait perdre des points. Je retourne cependant devant le miroir de la salle du club pour ajuster le tout de façon plus harmonieuse ; dégager mes clavicules fines, agencer les bijoux pour équilibrer la silhouette… Ça me va terriblement bien. C’est jouissif de pouvoir ne serait-ce qu’une heure, pouvoir porter des tissus de cette qualité. Je me surprends presque à espérer que le style antique redevienne à la mode.

« Oh. Elle est splendide. Si un jour tu vends ou fais don de tes anciens vêtements, n’hésites pas à m’appeler. »

La remarque sur la splendeur est sincère, quant au reste… En vérité je ne lui achèterais rien. Parce que je n’ai pas les moyens de me payer un seul de ses bijoux, et parce que tout est bien trop complexe à harmoniser avec un look moderne. C’était plus… Une politesse pour lui suggère que l’ensemble me plaît. Et que si elle ne trouve vraiment aucun moyen de me remercier de poser pour elle, elle peut toujours me l’offrir.

J’hésite un instant devant les assises, réfléchissant à la composition de façon très premier degré. Une assise sur le fauteuil pourrait donner un effet « Trône » intéressant, cependant…

« Hmm… Vu la longueur de mon corps et de la robe, je pense qu’une posture allongée donnerait une composition plus intéressante. On garde l’effet cintré, la longueur du tissu et des plis. Assis, on risque de casser la silhouette. »

Je m’allonge, sur le canapé, place les plis de la robe de façon harmonieuse, légèrement dégagée pour que l’on devine mes jambes interminables. L’un de mes bras me sert d’appui, tandis que l’autre tend vers le haut, presque comme Adam dans « La création d’Adam » de Michel-Ange, la main plus en coupe.

« Si tu veux une posture d’effet un peu antique, je peux te proposer quelque chose dans ce style ? À moins que tu ne préfères une posture moderne pour que le décalage antique/moderne tienne uniquement du vestimentaire, et non de l’attitude. Dans ce cas on peut jouer sur des postures dans une ambiance plus provocante sur le fauteuil, de profil les jambes par-dessus l’accoudoir par exemple, pour évoquer le pouvoir de façon moderne, mais garder l’effet de longueur. »

Ma tête penche sur le côté de façon pensive avant de lui sourire d’un air intéressé. Ma posture me donne une allure indolente dont je joue.

« Comme tu le sens. Par curiosité et pour aider à la décision ; de quels concepts tu me ferais déesse ? Ça peut grandement jouer sur l’attitude, l’expression et la pose à adopter, pour créer l’ambiance. »

Son air amusé ne passe pas inaperçu ; son visage naturel peint un calme si doux que les changements sont rapidement perceptibles. La question de l’évidence et sa réponse aussi, réponse qui m’arrache un sourire satisfait. J’ai de gros doute quant au fait qu’elle soit réceptive à mes charmes, mais elle les reconnaît au moins artistiquement. Ça suffit amplement à nourrir mon égo qui n’en avait pas particulièrement besoin, mais la gourmandise n’a rien d’un vilain défaut quand il s’agît de quelques compliments supplémentaires.

Bien, l’artiste a tranché et le contraste sera donc créé par le décor. Ça me va. Une déesse antique de la séduction dans un cadre moderne. Ça m’évoque des esthétiques à la American God, et notamment le personnage de la Reine de Sabbat qui ferais sans nul doute une merveilleuse inspiration pour cette œuvre. Je ne vois pas d’objection à ses ajustements ; roses, bijoux, ce qu’elle veut, de toute façon je lui fais confiance pour l’harmonie de l’ensemble. Une touche de couleur ne peut que me mettre en valeur, on est obligé de réfléchir en contraste lorsque l’on a plus le luxe d’en avoir naturellement.

Les échanges de l’ordre de l’organisation s’effacent peu à peu pour laisser place à un silence professionnel. Elle est concentrée sur son œuvre, et je suis concentré sur la pose. Ce n’est pas simple, à maintenir sur la longueur. Ça demande de la patience, de la rigueur, de la concentration, et de bonnes aptitudes physiques. De la maitrise. De ne pas grimacer alors que votre bras levé vous fait un mal de chien, pour ne pas fausser les traits du visage. Je me suis entrainé à le pratiquer, de la pose rapide pour de la photographie, mais aussi des poses minutes, heure, pour pouvoir servir de modèle pour des disciplines plus longues.

C’est demandeur comme travail. J’ai beau tenir le coup, je dois admettre m’être senti vraiment soulager lorsque Ilenor annonce la fin de son travail et pose les pinceaux. Je me redresse lentement pour ne pas brusque mon corps et m’étire longuement. Malgré les courtes poses, mon bras reste endolori et je l’anime par des mouvements doux pour sentir le sang affluer dans mes extrémités.

« Je peux venir voir le résultat ? »

Toujours demandé à l’artiste pour ne pas l’envahir. Un sourire enthousiaste et curieux habile mes lèvres à l’idée d’enfin pouvoir constater le résultat. Elle se recule pour me laisser contempler le tableau. Sublime. C’est dire, car je suis extrêmement exigeante, je trouve souvent que les artistes de savent pas rendre honneur à mon aura.

Ce n’est pas le cas d’Ilenor, la représentation est fidèle, et l’ambiance sublimée. Je suis représenté allongé sur le centre de la toile, entouré d’une brume de nuage flottant autour tandis que l’on surplombe des buildings de verre et de fer, ponctué des lumières citadines crues.

« Wouaw ! Je suis vraiment très agréablement surprise. J’avais tout à fait conscience de ton niveau, mais pour être tout à fait honnête, je ne suis jamais complètement confiante de la façon dont je vais être représentée bien qu’il soit important que l’artiste laisse de son identité. Ta toile est vraiment splendide et harmonieuse, c’est un style qui me parle beaucoup. Qu’est-ce que tu comptes en faire ? »

Elle répond avec un sourire, le regard pétillant, mais aussi empreint d’une certaine fatigue.

« Tu peux le prendre, je te l’offre. Tu mérites bien une récompense pour avoir autant posé.

- C’est vrai ? Gosh qu’elle honneur tu me fais, c’est a-do-rable de ta part, vraiment, merci beaucoup ! »

On discute encore un peu de son œuvre, d’art de façon générale. C’est intéressant, mais surtout très cordial. J’ai compris que je n’en tirerais rien de plus qu’une toile, mais honnêtement, ces échanges me satisfont amplement, ce n’était ni une mauvaise journée ni une mauvaise rencontre, au contraire. Ça ne me dérangerait pas de partager à nouveau avec elle la salle du club d’art. En attendant, j’en retire un sublime tableau et je ne demande pas plus pour aujourd’hui.