Au début, tes rendez-vous psy étaient réguliers. Tu devais t’y rendre, t’investir un maximum pour avancer sur les points sensibles, coopérer. Tu avais la volonté de faire mieux avec une aide. A partir de là, ça n’aurait pas dû être trop compliqué et tu as refusé de voir à quel point ça l’était jusqu’à ce que tu commences à te trouver des excuses pour espacer les rendez-vous. Emploi du temps chargé, imprévu, ou alors la simple incapacité physique et mentale de t’y rendre, tu as toujours prévenu en avance de tes empêchements. Les séances se sont faites une fois sur deux, en plus de baisser en qualité. Ça n’avançait pas, en partie parce que tu ne réussissais plus à parler. Et quand tu parlais, avant ça, c’était pour aborder tout sauf le sujet de ta présence à ces séances. Alors tu as fini par annuler, en te disant que tu y reviendrais plus sérieusement à la rentrée, que ce soit permis ou non. Tu avais seulement besoin de temps pour mieux te préparer.

Tu en as toujours besoin, et ça continuera encore longtemps car tu n’arrives pas à reprendre rendez-vous. Personne n’est venu te chercher, tu peux donc profiter de cette liberté pour… Éviter de penser à plusieurs choses. Ton incapacité à programmer un rendez-vous, déjà. Ça ne devrait pas être si compliqué, tu devrais être en mesure de refouler l’angoisse. Ce qui amène le deuxième point : ton contrôle sur tes émotions s’amoindrit. Apparemment c’est mieux pour toi, mais le ressenti est terrible. Tu aimerais ne garder que le meilleur, jeter le reste, sauf que ce n’est pas réalisable. Ça l’était auparavant car ta vie était sacrément bien balancée, pour ne pas dire profondément ennuyante. Maintenant qu’il y a plus de monde, plus de mouvement, plus (trop) de choses à ressentir, ce n’est plus possible de cacher le négatif dans des tiroirs invisibles. Le négatif, comme l’énorme vexe provoquée par Harold lorsqu’il a rompu le tutorat. Sans parler de la déception. …Éviter de penser à plusieurs choses, donc.

Étudier n’étant pas suffisant pour te changer efficacement les idées, et tes colocs non plus (même s’ils sont drôles), tu passes régulièrement au club de tir à l’arc pour pratiquer. Tu t’y rends ce soir pour un entraînement d’une heure, à la même horaire que d’habitude. Les travaux d’intérêts généraux sont terminés, laissant plus de temps pour toujours s’occuper.
Là-bas, tu ne vois que deux membres, l’infirmière, et son niveau visiblement épouvantable. Difficile de le louper. Tu as le temps de t’équiper, de mettre et retirer ton protège bras six fois compulsivement, qu’elle a éparpillé autant de flèches autour d’elle. Elle aurait pu choisir un jour d’activité organisé par le club pour apprendre à tirer. Ou alors elle attend quelqu’un pour ça ? Curieux plus que vraiment volontaire pour l’aider, tu t’approches d’elle et prends un couloir à côté du sien. Ensuite, tu lui souris.

« Bonjour madame ! Vous êtes ici pour découvrir le club ? Quelqu’un s’occupe de vous ? Il vaut mieux demander de l’aide dès le départ pour éviter les accidents. J’allais m’entraîner, mais si personne n’encadre votre activité je peux vous aider. »

C’est plus prudent, et tu auras le temps de t’entraîner après lui avoir montré les bases, si elle en a besoin.

« Vous êtes bien équipée, au moins ? Qu’est-ce qu’on vous a donné en arrivant ici ? Vous vous êtes servie seule, peut-être ? »

Tu jettes un coup d’œil vers les « deux autres là-bas », qui sont effectivement toujours occupés avec leur compétition. Aller voir auprès d’eux pour s’y remettre n’aurait pas été la meilleure idée de toute façon. Elle a choisi son équipement à l’aide de ses souvenirs, donc elle a déjà fait du tir à l’arc. C’est bien, ça t’évitera quelques explications malgré son niveau actuel. …Ou pas. Elle demande une présentation et de l’aide, et si le deuxième point te semble essentiel, le premier est superficiel. C’est un club de tir à l’arc, qu’est-ce qu’elle attend ?

« On y pratique le tir à l’arc, comme le nom du club l’indique si bien. Il existe depuis la création de l’école, à peu près, et il a plus ou moins évolué jusqu’à aujourd’hui. »

Tu lui expliques les changements dans la gestion des activités, dans l’implication des membres du club. Les variations de présidents et autres détails que tu connais du contexte de ce club. Tu fais l’effort de restreindre l’historique aux 20 dernières années, avant de faire un rapide tour du nombre d’adhérents actuels. Tu présentes ensuite les activités, les tournois s’il y en a et quand il y en a, et les lieux d’entraînement. Ce n’est pas parfait mais elle a un panorama plutôt complet du club, à présent.

« J’y suis depuis environ 5 ans, donc pas très longtemps, et je n’avais pas eu l’occasion d’en faire avant. Vous en avez déjà fait, non ? Il devrait vous rester des notions, ça vous aidera à progresser un peu plus vite. On peut déjà commencer par revoir la posture ! Il y a des petits soucis, mais ce sera vite réglé. Vous pouvez me montrer comment vous vous placez ? A moins que vous ayez besoin d’un exemple ?

Tandis qu’elle se met en position, tu ajoutes :

« Vous avez essayé d’autres clubs avant celui-là, au fait ? Quelque chose vous attire particulièrement dans le tir à l’arc ? Souvent les choix se font un peu au hasard, après les affinités. »

Donc en fait, elle n’a jamais vraiment fait de tir à l’arc. Ça explique les soucis dans sa pratique, visiblement basée sur des souvenirs très éloignés. Les soucis dans sa pratique et dans sa posture, qu’elle quitte trop tôt pour que tu puisses rectifier directement ce qui ne va pas. Ça attendra après l’exemple. Tu t’apprêtes à le donner et expliquer, quand elle te demande comment tu as découvert le tir à l’arc et ce qui te plaît dedans. Ugh… Elle veut progresser ou papoter ? Ça t’ennuie mais tu ne le montres pas, affichant plutôt un sourire faussement ravi par sa question. Tu ne l’es pas. Pas du tout.

« En regardant les clubs possibles, à mon arrivée ici. Le tir à l’arc correspondait à mes critères, et je n’en avais jamais fait donc je voulais tester. Et ce qui me plaît, c’est que ça demande d’être concentré sur l’activité, rien d’autre, puis ça permet de faire un peu de sport. C’est un travail de précision, d’équilibre. Il faut maintenir son calme, être en contrôle…  Bref, des choses utiles. »

Le seul problème, c’est qu’au début tu ne pouvais pas tellement pratiquer régulièrement. Les hallucinations représentaient un danger trop important, et tu n’avais aucun moyen de les anticiper ou de les contrôler. C’est moins pire maintenant, même s’il arrive que tu ne puisses pas passer pendant des semaines à cause de ça. Tu te déplaces pour te mettre en face de la cible la plus proche, tirant une flèche du carquois et préparant ton arc.

« La posture, maintenant. »

Tu te mets en position tout en lui expliquant les points essentiels. Garder les épaules basses, se tenir droit, grandi, la façon adéquate de tirer la corde. Tu lui expliques ensuite le lâcher avant de tirer, puis tu décoches. La flèche se plante proche du centre, c’est donc… moyennement réussi.

« Ce n’est pas terrible, mais c’est qu’un exemple. Vous avez tout suivi ? Est-ce qu’il faut que je répète quelque chose ? A votre tour, seulement pour la posture, pour l’instant. Pensez à corriger vos épaules et à vous tenir bien droite. Montez le coude. Stabilisez-vous. »

Tu corriges au besoin, rapidement.

« C’est beaucoup mieux ! Vous voulez tirer ? »

Tu ne fais aucun commentaire lorsqu’elle rate la cible. Elle y était presque, il faut seulement qu’elle mette plus de force dans son tir. Tu ne l’interromps pas non plus quand elle décide de poursuivre, puisque c’est surtout par l’exercice qu’elle s’améliorera. Ses deux autres tirs sont mieux, les flèches ont au moins atteint la cible. Tu aurais pu t’éloigner pour aller pratiquer dans ton coin, comme tu l’avais prévu au départ, mais tu étais curieux de voir ses progrès. Ils sont… présents. C’est un bon début. Tu lui souris quand elle te demande ce que tu en penses.

« C’était mieux ! Ce n’est pas facile de bien viser au début, ne vous inquiétez pas pour ça. »

Comme elle souhaite aussi des conseils, tu continues.

« Il faut surtout prendre son temps, bien respirer, se concentrer. Agir dans la précipitation n’est jamais bénéfique, vous auriez réussi davantage si vous vous étiez réellement posée avant de tirer. C’est bien d’avoir enchaîné tout de suite après l’échec et vous n’avez pas l’air stressée, cela dit. C’est positif. Êtes-vous stressée ? Il ne faut vraiment pas se prendre la tête. »

Dis tu, alors que tu acceptes très mal le moindre échec et que ça aura tendance à freiner la réussite. Faites ce que je dis, pas ce que je fais, en gros.

« Vous aviez visé une zone particulière ou votre seul but était de toucher la cible ? L’activité vous plaît, pour l’instant ? Si jamais, il y a sûrement des formulaires d’inscriptions  quelque part. Mais vous souhaitez peut-être tester d’autres sports ? Puisque vous dites que vous en avez toujours fait beaucoup. C’était quoi ? »

Son entrain te fait plaisir, et tu es content que tes conseils lui servent et la motivent. Elle te parle ensuite des différents sports qu’elle a pratiqué, et aucun dans cette liste ne te plaît vraiment. Le tennis ne t’intéresse pas, le volley est un sport collectif et tu détestes ça, la natation doit être la seule activité sympa dans la liste, l’athlétisme te décourage incroyablement vite, la course nécessite de passer par le stade de la galère respiratoire après 20 mètres. C’est faisable. Largement faisable. Et bénéfique, tu connais les avantages de ce sport et tu sais l’importance d’une bonne endurance. Puis, comme elle le dit, la course permet un progrès permanent. Tu ne t’y es pas mis pour autant, en partie à cause de ce qu’elle dit ensuite. Laisser aller toutes ses pensées et profiter du moment. Ça semble trop difficile.

« Non. A part lors des séances d’EPS, en athlétisme. Ce n’est donc rien de constant et régulier, et le contexte ne me plaisait pas non plus. »

Tu ne comprends pas ceux qui apprécient le sport en classe, c’est bien l’unique matière qui t’inspire seulement du négatif.

« Par contre, je ne comprends pas ce que vous dites par laisser aller ses pensées et profiter du moment. Puisqu’on peut toujours progresser avec la course, il vient un moment où l’on court et on peut réfléchir en même temps puisque ça ne demande plus un effort physique conséquent. D’autant plus que pour laisser aller ses pensées, il faut les épuiser avant. A moins que vous vouliez dire se laisser aller à penser tout ce qu’on veut ? En quoi ce serait profiter du moment ? La méditation est sûrement plus efficace pour ça, mais ce n’est pas un sport. »

Et c’est important de combiner les deux, si possible.

« Vous estimez que ce que vous décrivez est positif ? Pourquoi ? Je suppose que ça peut l’être, passé un certain stade. »

Non, ça a surtout l’air horrible. Cependant, tu préfères te montrer positivement intéressé par ce qu’elle dit pour faciliter la discussion.

Sa réponse donne presque envie de tester la course, juste pour expérimenter l’état indescriptible dont elle parle. Pour accéder à des endroits géniaux, se laisser porter par les odeurs et les décors, tu peux tout aussi bien marcher. C’est déjà ce que tu fais pour trouver des coins de méditation sympa. Courir, c’est autre chose. Tu y réfléchiras un jour où tu t’ennuieras suffisamment pour avoir envie de t’épuiser en courant.
La méditation n’a pas à être efficace ? Si, exactement pour les raisons qu’elle expose ensuite. C’est une activité qui oblige à être dans l’instant, à se concentrer sur la réalité, l’environnement direct. Si elle ne permet pas ça, si elle n’est pas efficace, c’est inquiétant.

« Je lis, je range et je nettoie. Ça me prend beaucoup de temps mais le résultat final est toujours satisfaisant. La méditation, aussi, puisqu’on en parle. Ça aide beaucoup, je ne peux pas me permettre de faire l’impasse dessus. Puis le tir à l’arc, travailler… »

Tu n’es pas sûr que « travailler » passe comme un moyen de se détendre. Pourtant, ça te plaît de réfléchir à tout ce que tu peux lire, voir, entendre dans tes études. Ce n’est pas relaxant comme on l’entend généralement, mais c’est toujours mieux que de laisser la porte ouverte à… autre chose.

« A moins que vous parliez également de pauses où il ne faut rien faire ? Je n’en vois pas l’intérêt et je ne vois pas en quoi c’est censé détendre, mais ça peut plaire à certains. »

Même méditer peut demander un travail conséquent. Et quand tu n’es pas un minimum occupé, il y a cette sensation pénible de fatigue qui arrive. Elle n’est pas physique et n’a aucun rapport avec ton emploi du temps bien rempli. Elle est désagréable et tu n’aimes pas l’écouter, la creuser. Tu t’en es rendu compte lors d’épisodes migraineux qui ne te permettaient de rien faire. Tu te reconcentres sur elle et lui souris, indiquant vaguement la cible.

« Vous voulez réessayer le tir ? »

Puisqu’elle semble déterminée à s’entraîner, tu commences à t’éloigner pour enfin pratiquer comme tu l’avais prévu. Tu ne sais pas exactement combien de temps tu as perdu avec elle, mais l’heure tourne et tu n’avais pas prévu de t’éterniser au club. Pas que la discussion soit inintéressante… C’est juste que vous commencez à toucher des sujets un peu pénible et tu sais que ton cerveau continuera à creuser tout seul par la suite.

« J’essaie de passer deux fois par semaine minimum, les mardis et jeudis. A la même heure. »

Si elle a besoin d’autres conseils, elle saura quand te retrouver. Elle te parle alors des cours de cuisine qu’elle compte mettre en place, disant que ça pourrait te plaire. Alors… Certes, tu aimes la précision. Certes, ça t’occuperait beaucoup vu ton manque de talent dans le domaine. Certes, c’est probablement reposant. Cependant… Ben t’es nul en cuisine. Raison de plus pour y aller, non ? Non, ça ne t’inspire rien. Tu fais de ton mieux pour ne rien montrer, choisissant de te comporter à l’inverse de ce que tu ressens. Avec un enthousiasme feint pour cette proposition que tu t’empresseras d’oublier tout à l’heure.

« Ah ! C’est une très bonne idée ! Je n’ai pas encore eu l’occasion de participer à ce genre d’activité. J’y réfléchirai, ça peut être amusant. »

Non. Absolument pas.

« Je vais m’entraîner de mon côté, maintenant, si vous le permettez. »

Tu lui souris et la salues, puis tu t’éloignes pour continuer ta séance. Sans partir à des kilomètres, tu as juste besoin d’avoir ton espace sans sentir une présence supplémentaire.